Lettre d’Aimé Césaire à Léopold Sédar Senghor
Léopold,
En ces heures de célébration que te dédie la communauté des hommes et des nations, je ne souhaite que te dire une fois encore l’immense fraternité de l’âme qui nous unit depuis bien plus d’un demi-siècle.
T’en souvient-il, Léopold, de ces fiévreuses années où dans le monde de l’avant-guerre, à l’âge où l’on se forme et l’on peut rêver sa vie, nos cœurs et nos esprits cherchaient à démêler les fils d’une histoire universelle où la page africaine restait vide, et où l’on déniait à l’homme noir le droit à l’humanisation ?
Nous avons alors vécu près de dix ans sans jamais nous quitter, échangeant nos réflexions, échangeant nos livres, nous disputant, concevant ensemble l’avenir que notre jeunesse nous promettait d’embraser par notre feu commun : la parole poétique. Avec toute sa valeur opératoire, avec son double visage de nostalgie et de prophétie, salvatrice, récupératrice de l’être, intensificatrice de vie. Plus de six décennies nous séparent aujourd’hui de ces moments d’enthousiasme fondateur de nos œuvres respectives et de nos des- tins croisés. Mais tu le sais autant que moi : notre foi en l’homme, d’où qu’il vienne, reste intacte, même s’il est douloureux de devoir avec les maux de l’âge mûr accepter l’autre visage de la nostalgie, celui que nous imposent les pesanteurs et les déconvenues à l’aune desquelles il nous faut mesurer la folie de notre utopie nécessaire.
Intacte, aussi, notre amitié. Indélébile, têtue, malgré l’éloignement et l’absence, arrachant à la vie le mystère de notre don réciproque.
Léopold, tu restes pour moi le frère fondamental, celui qui a apporté au jeune déraciné que j’étais quand tu m’as ouvert les bras au lycée Louis-le-Grand, en ce jour de septembre 1931, la clé de moi-même : l’Afrique, les Afriques, Notre Afrique avec sa philosophie et son humanisme profond. Cette fin du siècle que nous avons cheminé ensemble y est grave, lourde et parfois triste. Mais ce n’est pas l’Afrique perdue. Refusons de le croire.
Plus qu’hier encore, il est place pour tous au rendez-vous de la conquête, car l’universel à refondre questionne l’urgent dépassement des identités particulières. Que resterait-il à l’histoire si l’homme abdiquait à l’impasse et au renoncement ?
Contre la désespérance perdure notre foi d’antan et continuent les combats d’aujourd’hui ancrés dans l’éternité de la Terre-Nourricière.
Alors la solitude aura beau se lever d’entre les vieilles malédictions et prendre pied aux plages de la mémoire parmi les bancs de sable qui surnagent et la divagation déchiquetée des îles je n’aurai garde d’oublier la parole du dyali dyali par la dune et l’élime convoyeur de la sève et de la tendresse verte inventeur du peuple et de son bourgeon?son guetteur d’alizés maître de sa parole tu dis Dyali Et Dyali je redis Le diseur d’essentiel le toujours à redire et voilà comme aux jours de jadis l’honneur infatigable Voilà la face au temps un nouveau passage à découvrir une nouvelle brèche à ouvrir dans l’opaque dans le noir dans le dur.