Tribune de Guillaume TRICHARD, Grand Maître du GODF, publiée dans Le Point du 16 octobre 2023
L’atroce assassinat de Samuel Paty, voici trois années maintenant, dans son collège de Conflans-Sainte-Honorine ne saurait être oublié. Non seulement en raison de la sidération légitime que cet acte barbare a suscitée dans les consciences, mais aussi parce que nous n’avons pas encore tiré toutes les leçons de ce qui reste une tragédie nationale, qui s’inscrit d’ailleurs dans une offensive large contre notre modèle démocratique. De cette offensive, de sa radicalité criminelle et de sa violence, nous avons eu encore une expression révoltante et sidérante avec l’assassinat d’un autre professeur courage, Dominique Bernard, qui enseignait les lettres modernes au lycée Gambetta d’Arras et avait cofondé l’université populaire du Nord-Pas-de-Calais, où il diffusait avec générosité son grand savoir
Dans des circonstances différentes mais au nom de motivations idéologiques semblables, celles de l’islamisme, Dominique Bernard, qui s’est sacrifié pour protéger la vie de ses élèves, a été pris pour cible parce qu’il incarnait le meilleur de la France, sa part la plus noble, la plus lumineuse.
Deux hommes, deux serviteurs de la République, à trois ans de distance, ont été tués car ils faisaient leur métier, l’un des plus nobles qui soient, contribuer à l’éducation des futurs citoyens en enseignant la liberté d’expression, mais aussi bien plus que leur métier, leur devoir, celui de transmettre les principes existentiels de notre République indivisible, laïque, démocratique et sociale.
Plusieurs lectures, complémentaires les unes des autres, peuvent être opérées de ces drames.
La première est à rechercher dans notre défaut de vigilance. Nous avons, depuis trop d’années, vraisemblablement des décennies, relâché notre effort d’exigence quant à la défense de cette boussole fondamentale, capitale et non négociable que constitue la laïcité.
Innocemment et collectivement, nous avons – responsables politiques, intellectuels, leaders d’opinion, entre autres – considéré à tort que la mère des batailles, la bataille de la laïcité, était gagnée et, en conséquence, derrière nous. Comme tout ce qui apparaît naturel et indestructible, la laïcité portait une force dont on imaginait qu’elle ne pouvait pas être bousculée, voire subvertie, pire encore, prise d’assaut par ses adversaires. Elle était là, pensions-nous, installée dans sa densité historique, et comme éternelle, de telle manière qu’elle ne semblait plus faire débat alors que, dans le même temps, les rugissements du monde en rongeaient et en ébranlaient les assises. Terrible aveuglement collectif.
Une crise, pourtant, se donne libre cours… C’est celle d’un dérèglement républicain. Les racines de cette crise plongent dans le ressentiment de l’abandon, dans la panne de l’ascenseur social et dans la naïveté à imaginer que seule la bienveillance suffit à fabriquer de la citoyenneté. Des modèles concurrents nés dans d’autres aires culturelles en contestaient le bien-fondé, à commencer par le modèle anglo-saxon qui, dans sa version nord-américaine, obéit à une autre genèse et préfère la juxtaposition des communautés au creuset unitaire de la nation civique.
L’universalisme des Lumières conçoit l’espace public comme un sanctuaire mû par la raison pour mieux servir la cohésion de notre société. Oubliant le fil de la raison sous le feu des passions communautaires, entre autres, nous avons perdu la raison et la plus essentielle des raisons, la raison collective qui préside au « vivre-ensemble » cher à Ernest Renan ; ainsi, nous avons perdu également peu à peu l’horizon d’amélioration matérielle et morale de l’humanité sur lequel fait fond le modèle français.
Sans doute, par négligence ou par refus de voir en face les périls qui montaient, telle une nuit lente mais dangereusement enveloppante, avons-nous sapé les fondations de notre « être-ensemble ».
Cet « être-ensemble » est le fruit d’une histoire, une histoire à laquelle la franc-maçonnerie libérale et adogmatique a pris une part considérable : celle de la sécularisation.
Depuis l’appellation de l’obédience du Grand Orient de France, il y a 250 ans, mais plus largement ensuite au travers des conquêtes relatives aux libertés politiques ainsi qu’aux droits sociaux, les francs-maçons n’ont cessé, par leurs travaux en loges et par leurs engagements, d’œuvrer à fortifier ce monde commun républicain. La laïcité fait partie évidemment de cet héritage, elle en demeure la pierre angulaire, mais elle est plus que jamais menacée. Menacée dans ses principes par des minorités agissantes, par des intégrismes religieux très organisés, dont l’islamisme est aujourd’hui la pointe avancée mais pas la seule ; menacée dans son acceptabilité, comme l’indiquent ces sondages où les plus jeunes de nos concitoyens ont cessé de la vivre comme un « impératif catégorique » ; menacée par l’archipélisation culturelle et identitaire, d’un côté, et par la société de la consommation, du marketing et de l’avidité matérielle, de l’autre, qui favorise les logiques de la segmentation, voire de l’atomisation.
La laïcité, il nous faut plus que jamais la défendre, à commencer dans « cet asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas », comme l’écrivait Jean Zay en parlant de ce que doit être l’institution scolaire, et dont les pères fondateurs de la IIIe République avaient fait la matrice des libertés du citoyen : liberté de penser, liberté de créer, liberté de critiquer.
Ce sont pour ces libertés enseignées qu’est mort Samuel Paty, pris en étau entre l’obscurantisme fanatique dont on pleure les victimes en France, en Iran, en Afghanistan, en Israël, en Palestine et les soutiens chancelants de sa hiérarchie alors qu’il était un homme debout, seul, et en danger.
« La descente aux enfers de Samuel aura duré onze jours et nul ne pouvait l’ignorer », a rappelé avec force sa sœur, Mickaëlle, pointant, dans une lettre adressée aux sénateurs, « l’inaction des hommes dits de bien ». C’est la seconde leçon de cette terrible histoire, celle d’une saisissante faiblesse de ceux qui auraient dû faire bloc autour d’un professeur qui incarnait, jusque dans la solitude qu’il a dû ressentir dans les derniers jours de son existence, les plus précieuses et vitales de nos valeurs. Ce ne sont pas elles qui ont besoin d’être vivifiées mais bien les hommes censés les porter pour que les sacrifices du héros Paty et du héros Bernard ne soient pas vains, pour que les Lumières dont nous avons tant besoin en ces sombres temps continuent d’éclairer la République.
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Bonjour,
Eclairer le passé pour comprendre le présent : un historien universitaire, Zeev Sternhell, a passé sa vie à decrypter les allers-retours de l'obscurantisme anti-républicain en France.
Conseiller des lectures essentiels est un acte de partage fraternel, trop souvent abandonné.
Fraternellement.