Si elle marque souvent la convergence, la fraternité ouvre autant qu’elle enferme. Dans un détour par la littérature, Alexandre de Vitry, qui publie aux éditions Gallimard Le droit de choisir ses frères ? revient sur l’histoire d’une notion complexe qui procède autant de l’intime que du politique et du sacré — en proposant une clef : la langue de la fraternité est peut-être celle du délire.
Source : Le Grand Continent
Sois mon frère ou je te tue: c’est en ces termes que le grand moraliste Chamfort résumait l’esprit pour le moins équivoque de la Révolution française, à laquelle il ne survécut pas lui-même. La Révolution annonçait la fraternité universelle, et c’est le fratricide qui est venu. La même opération, plus contrastée encore, se répète en 1848, entre les journées de Février et de Juin, suscitant notamment les critiques virulentes de Marx à l’égard de la fraternité, « abolition imaginaire des rapports de classe » ne faisant que masquer donc renforcer la « guerre civile » véritable. À la fin du XXe siècle, enfin, un Derrida ne se montrait pas moins méfiant vis-à-vis d’une notion si ambiguë et réversible : « garder encore ce mot pour désigner une fraternité au-delà de la fraternité, une fraternité sans fraternité (littérale, stricte, généalogique, masculine, etc.), c’est ne jamais renoncer à ce à quoi l’on prétend renoncer »4. Si l’on tient à la fraternité, suggère Derrida, il faudrait se débarrasser de la fraternité : double bind qui est encore le nôtre, alors que la fraternité paraît faire son grand retour.
Au XXIe siècle, en effet, la fraternité, malgré son parfum de désuétude, est manifestement revenue en force, que ce soit comme fraternité universelle, dans l’encyclique Fratelli Tutti du pape François ou, en France, dans la proclamation de la fraternité comme « principe à valeur constitutionnelle », ou que ce soit comme fraternité réduite et exclusive, des Frères musulmans à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, ou encore sous la forme militante nouvelle de la « sororité », voire d’une « adelphité » plus neutre, par laquelle le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes recommandait en 2018 qu’on remplace la « fraternité » trop masculine de la Constitution. La fraternité est partout depuis une quinzaine d’années, en France et ailleurs, sujet de convergence et de débats parfois vifs, emblème d’ouverture aussi bien que de fermeture, ce que traduit parfaitement son rôle contradictoire dans le contexte religieux, entre dialogue interreligieux et repli communautaire. Or si nous tenons à nouveau à ce vocabulaire qui put un temps paraître périmé, il est capital de s’en ressaisir sans naïveté, avec tact et prudence, en ayant à l’esprit ses parts d’ombre, les apories profondes qui l’animent et dont Chamfort, Marx et Derrida nous ont avertis l’un après l’autre.
La Révolution annonçait la fraternité universelle, et c’est le fratricide qui est venu.ALEXANDRE DE VITRY
Histoire longue d’une métaphore
Il importe ainsi aujourd’hui plus qu’hier de faire l’histoire de la fraternité, c’est-à-dire de faire d’un certain fait de langue, puisque c’est d’une métaphore qu’il s’agit, et que c’est en cette métaphore que toutes les tensions propres à la fraternité se nouent : fraternité n’est pas amitié, ni solidarité, et c’est cela qu’il faut d’abord penser.
Partons alors d’aussi loin qu’il est possible dans l’histoire de ce vocabulaire, c’est-à-dire des hypothèses que font les linguistes au sujet de la langue indo-européenne, où se forme la racine *bhrāter, qui donnera aussi bien frater, donc « frère », que brother, Bruder, etc. Cette racine en effet désigne d’abord non pas la fratrie, le lien de sang entre enfants de mêmes parents, mais une fraternité du clan ou de tout groupe spirituel étendu. Ce n’est qu’avec le grec adelphos qu’un sens « propre » du mot « frère » se constitue (distinct du mot phrater plus large, clanique). Autrement dit, contre notre intuition de la langue, le sens figuré ouvert précède le sens familial restreint, et non l’inverse.
LIRE LA SUITE DE L’ARTICLE
Le Grand Continent