Dans nos relations avec la société, une des vertus les plus utiles est l’indulgence. Se montrer sévère, c’est oublier de combien de qualités on est dépourvu, et de combien de fautes on ne fut préservé que par le hasard ; c’est oublier la faiblesse des hommes et l’empire qu’exercent sur eux les objets dont ils sont entourés. Pour rendre à nos semblables une exacte justice, il faudrait connaître tous les secours et tous les obstacles qu’ils ont rencontrés : en jugeant ainsi, que d’actions célèbres deviendraient moins étonnantes, et que de fautes on se reprocherait d’avoir jugées avec trop de rigueur !
C’est de l’indulgence qu’on apprend l’heureux secret d’être bien avec soi-même, et bien avec les hommes. Quelques-uns portent dans le monde une hostile franchise : on les redoute, et les contrariétés qu’ils éprouvent accroissent chaque jour leur brusquerie fatigante et leur rudesse importune. D’autres, ne rougissant d’aucune complaisance, souples et faux, sourient à ce qui leur déplaît, louent ce qu’ils trouvent ridicule, applaudissent ce qu’ils savent être lâche. Soyez indulgent, vous ne sacrifierez jamais l’estime de vous-même, et, loin de vous nuire, la franchise rendra votre affabilité plus aimable.
Pour assombrir la vie, il suffirait de trop arrêter ses regards sur les vices et les travers des hommes. La vertu que je préconise porte avec elle sa récompense, en nous faisant voir nos semblables tels à peu près qu’ils devraient être.
De prétendus moralistes se plaisent à blâmer l’indulgence ; si nous voulons les croire, elle encourage les vices, flatte les passions, enhardit leurs désordres. N’adoptons point ces tristes idées : que notre indulgence courageuse s’étende même aux infortunés victimes de graves erreurs. Assez d’autres prendront le soin de les accuser ; prenons pour nous celui de leur tendre une main bienveillante. Pour ramener les esprits égarés, croyons au repentir, et portons l’espérance dans le coeur du coupable !
Nés au milieu des discordes civiles, loin d’agir ainsi, nous ne savons pas même tolérer les simples opinions qui s’éloignent des nôtres. Eh ! considérons la faiblesse, l’inanité de nos jugements. Vous dites : Cet homme pense bien ; qu’on traduise ces mots, ils signifient : Cet homme pense comme moi.
Que d’opinions imposées à la faiblesse par le hasard ! N… sert avec activité un des partis qui nous divisent : jamais il n’a fait le plus léger examen des opinions entre lesquelles nous devons choisir ; il est incapable de se conduire lui-même, il ne peut que suivre fidèlement une impulsion donnée, et son tuteur a disposé de lui. S’il fût né dans telle maison, voisine de la sienne, son activité servirait aujourd’hui les idées opposées à ce qu’il appelle ses principes, qui lui sont si chers et dont il est si fier. […]
Telle idée qui d’abord nous a paru vraie, nous semble aujourd’hui fausse ; et peut-être reviendrons-nous à notre premier jugement : accordons à nos adversaires le droit de se tromper, dont nous usons fréquemment pour nous-mêmes. Allons plus loin ; aimons à publier ce que nous savons être honorable dans la conduite des hommes dont nous ne partageons pas les opinions ; c’est un moyen de rapprocher les esprits, de répandre des idées de justice et des sentiments de modération. Au milieu des guerres intestines, rappelons souvent que des erreurs en politique, en religion, peuvent laisser subsister de grandes qualités du coeur.
Joseph Droz, Essai sur l’art d’être heureux,