Ils sont tous là ces monstres grimaçants, ces monstrueux, ces chimères ricanantes. Vigilant féroces, ces affreux génies ont été dressés pour garder reliques, lieux enchantés, trésors hautement convoités. Des hydres informes, des sphinx énigmatiques, des serpents venimeux aux langues perfides, des chiens hideux avec cinquante têtes… Tous ces gardien répandent la terreur et règnent sur un monde chaotique et ténébreux.
Alors comment s’emparer de la Toison d’or? Comment dérober les pommes d’or? Comment posséder la perle chinoise? Comment cueillir la racine de vie? Comment pénétrer dans le château aventureux celui de la Belle au bois dormant ?
Car chaque être illuminé cherche ce centre mystérieux où est soit un objet, soit une plante, soit une parole révélatrice; l’ultime enseignement y est donné de bouche à oreille à la suite de la quête de ce qui a été perdu. Ce lieu particulier ne peut être divulgué à tous. Ce sanctuaire est d’accès difficile et son entrée ne se livre qu’à celui qui en est digne. Il faut savoir, comme Ali Baba, prononcer les mots mystérieux, et non pas comme son beau-frère, l’homme cupide, devenir prisonnier de la caverne aux mille richesses. Il faut pénétrer à la suite de Perceval dans le château aventureux, si l’on est en droit de découvrir le Saint Graal. Mais pour franchir cet étroit passage, se hasarder sur ce chemin périlleux que parcourt également Christian Rosenkreutz, il faut être illuminé intérieurement; il faut donner la preuve de sa qualification, prononcer les mots de passe qui ouvrent la porte du temple secret, ce centre suprême, fixe et immuable et où tout vit.
Jason, Héraclès, Thésée, Galaad, Siegfried, Cûchulainn parviendront-ils à atteindre la chambre située au centre de l’édifice, cette chambre carré baignée de lumière verte ?
Car, pour parvenir au but convoité, il faut tuer le Cerbère, comme il faut trancher le noeud gordien. Dans le ciel, la lune par son orbite sectionne l’écliptique,mouvement apparent du soleil. Ce noeud lunaire, ce dragon du ciel, marque-t-il notre destinée terrestre ? Nous influence-t-il ?
Ces Léviathans, que nous venons de juger malfaisants, sont-ils les serviteurs des démons et des forces démoniaques ? Nos héros, qui ne craignent pas d’user de subterfuges, attaquent-ils réellement des puissances diaboliques et les forces du mal ?
Que sont-ils ces griffons hideux ? Sous leurs laideurs, leurs forces indomptables, leurs apparences effroyables, ne sont-ils pas des serviteurs impeccables ? Dans les légendes qui nous sont contées pour notre émerveillement, ils sont cependant, finalement, vaincus ; peut-être, à leur insu, ils permettent à certains êtres prédestinés de s’emparer d’un fabuleux trésor qui, le plus souvent, n’est pas seulement matériel. Dans un élan spirituel, ils gardent la plante, le fruit d’immortalité, la pomme de la connaissance. Alors, on songe au serpent gardien des vérités spirituelles et des pouvoirs occultes. Selon la malédiction divine, ce serpent tentateur doit maintenant ramper, glisser dans les entrailles de la terre. Être » Maître du Serpent « , c’est être possesseur des secrets.
Le serpent porteur de la révélation devient l’incarnation de l’esprit Lumière. Le serpent, nahash, a pour valeur 358, tout comme le Messie Mashiha. Les Athéniens offrent des gâteaux de miel au serpent, gardien et protecteur de la cité. Jésus recommande à ses apôtres d’imiter le serpent qui passe par le » trou de serpent « , qui enveloppe le corps du Bienheureux, du Buddha méditant au pied de l’arbre mucilinda. Hiérophantes, Druides, Mexicains, se nomment « fils de serpent » ; il faut se dépouiller de son ancienne peau pour devenir fils de la Sagesse. Le serpent, gardien du seuil, peut-il rajeunir indéfiniment ? Possède-t-il un élixir d’immortalité tout comme le phénix qui renaît de ses cendres ? On peut ainsi songer que ce reptile représente l’éternelle jeunesse: bel emblème du caducée où les deux serpents qui peuvent paraître antagonistes se résolvent dans cet axe vertical, emblème des conciliations et de l’unité retrouvée.
Mais on a aussi dit que détruire le serpent, cet animal au sang froid, c’est chasser la terreur de l’individu, montrer que l’homme devient civilisateur.
Si Apollon doit tuer à coups de flèches le monstre Python, tout comme Horus doit le combattre, saint Michel, saint Georges, saint Marcel en sont les répliques chrétiennes : ils doivent terrasser le dragon, tout comme Marie écrase sous ses pieds la tête du serpent. Les alchimistes ont mis aussi en évidence le combat singulier entre aigle et dragon, renard et coq, serpent rouge et serpent vert : une tradition hermétique qui aboutit à la formation d’un seul être ; un état stable fait d’équilibre.
A Babylone, Gilgamesh tente de s’approprier la plante d’immortalité et le serpent se contente de récupérer l’herbe du renouveau dont les dieux se sont réservés le privilège. Le serpent Kérub garde le chemin qui conduit à l’arbre de vie, mais le dragon séjourne sur terre, dans le monde souterrain, dans l’eau, dans les airs et dans le monde céleste il véhicule des Immortels. Ces dragons volants, nous les connaissons plus spécialement en Chine, depuis que Yu-le-Grand a pu organiser le monde, le dragon lui ayant ouvert la voie. Mais Quetzalcoatl, le serpent à plumes des Aztèques, est de même nature et c’est encore le dragon qui veille au pied de l’Açvattha hindou.
Tous ces animaux fabuleux s’associent au rythme de la vie ; s’ils peuvent vivre dans toutes les régions du monde, ils en conservent la puissance et savent aussi bien cracher le feu que provoquer la pluie. Ils assument les fonctions les plus diverses et les plus ambivalentes, allant de la sécheresse à la fertilité. Mais les trésors peuvent être aussi conservés au milieu d’un désert, ils peuvent être entourés d’une triple enceinte: la végétation dense et impénétrable, les flammes, l’eau, et la glace isolent de même façon rituelle le centre qui ne saurait être profané.
Lorsque le héros, parvenu au terme de sa quête, dérobe l’objet convoité, après avoir triomphé du Gardien du seuil, il en ressort transfiguré; un être initié apparaît. Après avoir subi l’ultime épreuve, de nouvelles forces rayonnent en lui. Thésée, après avoir tué le Minotaure, s’être purifié dans le sang rédempteur, entreprend avec ses compagnons la danse des Grues, qui immortalise son exploit. Cette danse, qui imite la sinuosité du labyrinthe, montre qu’il a triomphé de cet enchevêtrement obscur; il est sorti du chaos. L’ordre règne sur le chaos. Le héros a pu aborder le lieu central du monde, le lieu où s’effectuent toutes les transformations, où l’on peut conquérir l’éternelle santé; le héros devient immortel. Grâce au combat avec le monstre qu’il peut dominer, l’homme de désir est transfiguré et sa nature divine se révèle. Le héros descend dans les entrailles de la terre, dans la rumeur des bruits sinistres, dans la chaleur des enfers ; mais il en ressort par la porte du zénith, une couronne sur la tête, comme l’a souligné Meyrink. Jonas, englouti dans le ventre de la baleine, ressort transfiguré. Cette durée de trois jours permet également à Jésus de renaître de Lui-même, car il a su vaincre la mort, ultime gardienne de ce monde que nous pouvons seulement évoquer.
Dans ses Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke a cette admirable envolée: « Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. «
Ce gardien provoque notre convoitise, nous oblige à entreprendre une action méritoire car, pour triompher, il faut savoir surmonter un obstacle, il faut dominer sa peur, il faut vaincre toutes les difficultés qui ne manquent pas de surgir. Cet animal fabuleux, gardien d’un bien ou d’un secret qu’il connaît, nous oblige à nous vaincre nous-même, à dépasser notre nature élémentaire; il est celui qui permet que nous nous affirmions en faisant la preuve de nos vraies valeurs; il est un mal nécessaire selon l’optique gnostique. Par lui, l’homme se régénère. Le vieil homme meurt à sa vie profane, renaît dans un monde nouveau qui lui est révélé par les mystères initiatiques où les symboles vivent et entrent en action.
Les monstres placés à l’entrée des temples, devant les cavernes comme celle des Sept dormants ou comme en Chine, devant les simples demeures, sont sans doute les défenseurs interdisant l’entrée du local privilégié, mais ils sont principalement des agents de transformation, des psychopompes. Le sphinx énigmatique sonde l’insoluble mystère.
Comme le note Olivier Beigbeder : » Le nombre des héros mystiques qui sont aux prises avec les dragons doivent être rattachés à leur conception des vies successives. » C’est ainsi que, dans les légendes, nous voyons un » Sigur scandinave vainqueur de Tafnir, Gilgamesh babylonien aux prises comme Adam et Yima avec le serpent qui lui a volé l’herbe arrachée aux enfers, Thor germanique luttant contre le Serpent Mondial, Osiris contre Apophis, et surtout en Inde, Krichna contre Nysoumba, la noire Indra Vrtra, Thraïtona contre le Dragon à trois têtes dans l’Avesta, dragon qui rappelle celui de l’Apocalypse « .
Ces monstres ne seraient-ils pas nous-mêmes ? Ne sont-ils pas, finalement, la représentation de nos instincts, de notre angoisse, de tous nos désirs malsains?
Ces animaux fabuleux représentent le côté animal que chaque homme porte en lui ; ils sont des étapes nécessaires dans le processus initiatique; leur sang souvent répandu régénère celui qui parvient à les dominer.
Gardiens d’un centre mystérieux, ces dragons ont été conçus par les dieux jaloux qui leur ont donné une tâche bien particulière, un but bien défini ; leur destin est de mourir en fournissant la preuve de la valeur d’un individu qui se hausse à l’échelon d’un dieu. Ces bêtes prisonnières de leur instinct nous restent méconnues ; on ne sait ce qu’elles pensent, si elles ont elles-mêmes la possibilité de se perfectionner, si elles ont un accès à la suprême vérité. On plaint même ces gardiens du seuil qui ne sont vaincus, le plus souvent, que par une ruse, une complicité extérieure acceptée encore par des dieux: un intermède sanglant voulu par l’Olympe organisateur.
Alors, ne serait-ce pas un sacrifice? Le monstre vigilant meut par les mains de celui qui a su dépasser l’angoisse causée par son intrusion dans un monde qui lui est étranger, mais où il a su vaincre les obstacles. A chaque épreuve, cet homme s’est dépouillé un peu plus lui-même; parvenu à la chambre secrète, au centre de l’idée, il s’est rencontré lui-même dans sa plénitude. Il a détruit son propre reflet et tout ce qui était factice et impur. II a abandonné ses passions, tous ses vils métaux ; purifié, transfiguré par ce baptême de sang d’un innocent gardien, il renaît différent. C’est venir à l’acte initiatique où, par un rite de passage, on introduit dans le vieil homme perverti une force ascensionnelle qui le modifie et en fais un être nouveau. L’homme, en naissant pour la seconde fois, entre dans un monde meilleur, éthéré. II accède aux fabuleux trésors grâce à sa transformation intérieure, à ce vaste processus de mort et résurrection, base de toute société initiatique.
Le héros parvient à triompher de tous ces obstacles aux embûches fort périlleuses. Prototype de l’homme qui cherche à dépasser sa première nature, qui sous le mot entend découvrir le sens caché, ce haut triomphateur s’élève, pénètre la force irradiante du symbole et, s’il ne peut obtenir l’immortalité physique, il atteint l’immortalité spirituelle, celle de l’âme ; Il se spiritualise.
Le Gardien du seuil appartient aussi à un vaste cycle où bêtes, hommes et dieux se succèdent dans la ronde des métamorphoses et où ils expriment, tour à tour, les phases de leur comportement. Le héros n’est plus qu’un initié, celui qui, grâce à son travail intérieur, va peut-être devenir un adepte. Cette victoire remportée sur sa propre nature est marquée par un acte baptismal, où le sang est le feu régénérateur. Le gardien du parvis devient ainsi l’initiateur.
Après avoir été au centre du cercle, le cherchant doit revenir vers le monde extérieur car il est un « Sachant « . Situé au moyeu de la roue, il doit aider et enseigner ceux qui se trouvent sur les rayons ; il doit transmettre la bonne parole. Après la réalisation intérieure, avec sa phase ascendante, il faut maintenant donner à ceux qui en sont dignes: c’est la phase descendante. Après avoir cherché, avoir trouvé, il doit agir. L’action suit la réflexion.
Ces Gardiens du seuil sont autant d’étapes purificatrices ; ils gardent la porte étroite, mais ils sont les marches et contre-marches d’un chemin labyrinthique. Parviendront-ils à nous faire vaincre la Roue des transmigrations ? Plus sûrement, ces gardiens, ces initiateurs, par un chemin secret, conduisent l’homme de l’éphémère à l’éternel, du profane au sacré.