Le site « Citizen Jazz » a interviewé Raphaël Imbert, saxophoniste de jazz, chef d’orchestre, compositeur, et professeur de musique :
Extrait :
- Raphaël & Aurore Imbert, Marion Rampal © Gérard Boisnel
– Vous m’avez parlé, en aparté, de l’importance de la franc-maçonnerie dans le jazz américain. Pouvez-vous nous rappeler qui en furent les acteurs et comment se manifestait cette importance ?
C’est une question passionnante, qui demanderait un entretien complet pour y répondre, au delà des fantasmes et des interrogations que le sujet peut susciter. Le rapport fertile entre franc-maçonnerie et jazz représente toute la deuxième partie de mon livre Jazz Supreme, et c’est clairement la partie la plus inédite de mon travail. Rien n’avait été publié avant sur ce sujet de manière globale, pour une raison assez évidente de prime abord : il n’y a pas de jazz « maçonnique » à proprement parler, pas de Flûte Enchantée du jazz, pas de swing pour rituel, pas de manifestations évidentes de prosélytisme maçonnique dans les œuvres de jazzmen historiques. Sauf deux occurrences assez parlantes : les « jazz funerals » de la Nouvelle Orléans qui se font sous la houlette de fraternités constituées – dont la franc-maçonnerie- et qui ont toujours lieu à NOLA, seul exemple d’une ritualité propre au jazz et à son invention. Et un « Masonic Inborn » improvisé par Albert Ayler (qui n’est pas maçon, que je sache) en 1969, à la … cornemuse !
Ici, on voit la connaissance profonde de la mythologie maçonnique par un artiste féru d’ésotérisme et de symbolisme. Mais pour autant, cela ne fait pas beaucoup de choses à se mettre sous la dent pour un musicologue qui voudrait travailler le sujet. Est-ce pour autant un non-sujet, comme cela m’a été beaucoup rétorqué quand j’ai commencé mon enquête ? Pas de musiques, pas de sujet ? C’est justement cette absence qui me passionne, car le sujet est évidemment prometteur.
Tout d’abord, les plus grands noms du jazz ont affiché leur appartenance avec fierté et revendiqué cette affiliation. La liste est étonnante : Duke Ellington, Count Basie, Oscar Peterson, Kenny Clarke, Oscar « Papa » Celestin, Ben Webster, Lionel Hampton, Eubie Blake, Nat King Cole, Cab Calloway, pour les jazzmen afro-américains, à quoi on peut ajouter Paul Witheman, Al Jolson, Irving Berlin pour les grands noms de Broadway… Attention, la liste n’est absolument pas exhaustive ! Il est presque plus aisé de dire qui n’était pas maçon que l’inverse pour l’âge d’or de la première moitié du vingtième siècle !Grâce à ce sujet, je pouvais montrer que l’imaginaire spirituel des artistes avait une importance capitale dans l’histoire du jazz. Certes, il n’y a pas de musiques à analyser, mais il y a un contexte passionnant qui préfigure l’ensemble des actions intellectuelles, politiques et spirituelles de l’histoire afro-américaine, de la lutte des droits civiques à l’invention de la pensée afrocentriste, en passant par les révoltes d’esclaves et les revendications sociales de la bourgeoisie noire urbaine durant le 19è et 20è siècle. En étudiant ce phénomène, on intègre d’autant mieux le jazz dans le contexte historique, sociologique et anthropologique de son temps, ainsi que l’artiste comme activiste et acteur de son époque.
– Cette influence s’est-elle exercée dans le jazz français ? En quelle(s) circonstance(s) et sous quelle forme ?
C’est une question délicate. Tout d’abord le contexte social n’a rien à voir entre la France et les USA de ce point de vue. Plus encore, la franc-maçonnerie américaine, qu’elle soit « mainstream » (c’est à dire blanche) ou de « Prince Hall » (afro-américaine), n’est absolument pas la même expérience que la maçonnerie française, même si elles sont issues d’une histoire commune. C’est une autre source d’incompréhension, les américains étant très déistes, les français héritiers d’une tradition très laïque, voire parfois anticléricale et athée. L’analyse du fait spirituel et maçonnique en France n’implique donc pas du tout les mêmes outils, ni les mêmes constats et conclusions. De plus, il y a une autre contradiction particulière. Aux USA, les « frères » sont fiers de leur appartenance, ils l’affichent ostensiblement, tout en prétendant conserver un « secret » ancestral à l’abri du regard « profane ». En France, c’est presque le contraire. L’histoire a rendu les maçons méfiants quant à l’affichage public de leur appartenance, mais les obédiences (c’est à dire les fédérations qui regroupent les loges selon leur histoire, leurs affinités, leurs filiations), sont souvent très actives sur leur rôle social et participent ouvertement aux efforts de recherches historiques et scientifiques à leur propre sujet. Il est donc délicat d’étudier l’appartenance d’artistes toujours en activité, plus encore d’en tirer des conclusions analytiques.
Lire l’intégralité de l’article « Entretien – Raphaël Imbert«