X

QUI M’EXPLIQUERA ?

Jérôme Touzalin est un dramaturge,membre du Conseil de l’Ordre, de la Grande Loge Traditionnelle et Moderne de France.

QUI M’EXPLIQUERA ?

 Je ne comprends pas…

 J’ai cru remarquer que l’homme, quand il organise un projet, ne le fait jamais sans s’entourer du plus de certitudes possibles, tout est planifié au plus juste.

Tel l’intrépide pilote d’essai, le cascadeur hardi, l’alpiniste audacieux, pas question de s’en aller le nez au vent, leur goût du risque ne les empêche pas d’être méticuleux, bien au contraire ; il faut voir comment tous ces hommes qui tutoient la mort contrôlent les plans de vol, la météo, vérifient tant et plus leurs machines, le moindre boulon, pression d’huile, température de l’eau, rien n’est laissé au hasard, surtout pas ! et ils ont bien raison… c’est leur vie qui en dépend !

De façon identique, dans des activités plus posées physiquement, mais toutes aussi intenses intellectuellement, les architectes, les ingénieurs, par exemple, qui bâtissent ces tours orgueilleuses qui s’en vont flirter avec les nuages, ou ces ponts qui franchissent de leurs haubans ailés des gouffres vertigineux, tout est, de la même sorte, calculé, vérifié, recalculé, pas question de lancer leur œuvre en laissant se glisser la moindre incertitude qui aurait pour conséquence qu’une bourrasque un peu trop forte ferait chavirer leur œuvre magistrale…

L’homme cherche à tout savoir à l’avance, et ne s’embarque pas si on ne répond pas à toutes les questions qui l’assaillent. Mais il ne faut pas croire que ce comportement soit réservé à quelques professions prestigieuses, cela s’observe jusque dans le plus ordinaire.

Si notre homme signe un engagement pour ses vacances, pour un voyage organisé, moment de détente où l’esprit se relâche, où il devrait prendre le temps et les évènements comme ils viennent, il veut néanmoins savoir ce qu’il fera tel jour à telle heure, et si le 17 juillet son bateau accostera bien à Venise, et si le voyagiste lui répondait alors : « Oui, je crois, le 17 il sera à Venise », voilà notre touriste de gronder : « Mais vous vous moquez ! où serons-nous exactement le 17 Juillet ? Vous croyez, ou vous savez ? Moi, je veux savoir !» tout juste s’il n’exige pas d’avoir le menu du repas du soir et pouvoir déjà choisir son dessert !

L’homme bannit totalement l’incertitude de sa vie… C’est Apollinaire qui écrivait : « Incertitudes, Ô mes délices… » Eh bien là, on est loin de la rêverie du poète !  

Tout savoir à l’avance… Ce n’est pas forcément un défaut, cela peut même être considéré comme une qualité… le cerveau de l’homme sert aussi à assurer sa sécurité personnelle, celle des siens, celle de la nation et celle de la planète toute entière maintenant que l’on a compris que tout était lié… De ce côté-là un tel comportement se justifie

Mais alors, mais alors, voilà donc que ce cerveau épris de certitudes, qui s’assure que le sol est solide là où il donne l’ordre de poser le pied, est, à contrario, prêt à accepter tout ce qu’on lui raconte sur ce qui se passera quand ses neurones électrifiés ne transmettront plus la lumière et qu’il fera noir sous son crâne…

Pour tout ce qui est du domaine de l’invisible, tout est bon à prendre, comme ça sans la moindre certitude, on est dans le droit fil du : « Je crois que le 17 Juillet on sera à Venise », incertitude tellement insupportable pour le voyageur… mais cela n’a maintenant plus d’importance et vous n’avez soudain rien à objecter si on vous répond : «  je crois qu’après la mort un Dieu nous accueille, je crois qu’on est récompensé, puni, ou en salle d’attente pour un temps plus ou moins long, ou je crois qu’on va revenir sous forme d’araignée ou de crabe, ou dans le corps d’une belle princesse ondoyante ».

Quel étonnant revirement d’attitude intellectuelle devant l’approche de l’inexorable. Là, on est moins exigeant que pour savoir si on sera bien le 17 Juillet à Venise et si on aura des profiteroles au dessert…

Il y a un grand trou d’inconnu devant nous. Ce trou, on ne peut y mettre, ni terre, ni pierre, ni béton, rien pour le combler, ce trou est noir, nulle lumière pour entrevoir l’amorce d’une réponse, alors on le bourre de tout ce qu’il se dit, raconte, rapporte, depuis l’origine des temps.  Ce que l’on ramasse sur des bouts de papiers, papyrus, parchemins, trouvés ici ou là, gravés sur la pierre aussi, évidemment. Tous ces supports couverts de propos qui se veulent explicatifs mais improuvés, propos inventés, rapportés, colportés, venant de divers pays, transcrits ou retranscris, agencés, amodiés, embellis, déformés, modernisés, on se pâme, on se prosterne, on tend ses mains et ses bras vers le ciel, on chante, on implore, rien n’est sûr, mais nous voilà pourtant rassurés… enfin, certains d’entre nous.

Il semblerait que l’animal humain héberge deux cerveaux dans son unique boîte crânienne… l’un affamé de certitudes et l’autre se satisfaisant du flou des rêveries de l’âme… C’est ainsi, l’extraordinaire ambivalence de l’homme.

Alors où se situe le franc-maçon ? Ce bâtisseur de cathédrales qui aime à associer la solidité du matériel qui s’ancre dans la terre à la légèreté du spirituel qui s’élève au ciel ?

Peut-on même lui définir une place qui serait la sienne propre ? Il y a tant de francs-maçons ayant tant de pensées diverses.

Le franc-maçon est-il là pour résoudre le mystère de l’au-delà ou pour régler les problèmes de l’ici-bas ?

La Franc-Maçonnerie offre un lieu de pensée qui va du croyant à l‘athée mais qui, l’un comme l’autre, ont le fol espoir de faire grandir l’homme… ici et maintenant… alors faut-il s’attaquer à résoudre cette équation à trop d’inconnus qui règle le mystère de l’au-delà ? Est-ce notre rôle ?

Si on ne peut s’empêcher d’avoir un regard sur plus haut que les nuages, sur la fin du ciel et ce qu’il s’y trame, il me semble que notre fonction est de nous concentrer sur le Hic et Nunc et de nous attacher à pacifier le chemin sur lequel progresse l’humanité.

Les questions auxquelles quelques-uns pensent répondre par les légendes et les prosternations qui les accompagnent, allègent notre pas, rafraîchissent notre air, sont sources d’espoir, mais en attendant que l’éternité nous cueille et nous apporte la réponse ne nous dérobons pas au chantier du présent.

La Franc-Maçonnerie, c’est la « Fraternité Ici et Maintenant », nos pères fondateurs cherchaient moins à comprendre et à affirmer ce qu’il se passe dans l’au-delà, qu’à construire une société d’entente de partage et de tolérance pour les temps qu’ils vivaient.

Respectons les belles légendes et l’espoir soulevé par la foi ; que chacun dessine son au-delà comme il l’entend, le souhaite, le croit, mais si l’on considère les outils du « maçon », ce ne sont pas des outils pour après la vie qui s’offrent à lui, ce sont des outils pour le temps présent, pour le cerveau qui construit, qui s’appuie sur du solide, celui qui exige des preuves.

Nombre de francs-maçons ont une certaine tendance à se dérober au devoir de leur insertion dans la réalité de la vie présente ; c’est très bien de s’enrichir avec les « on a dit », « on a écrit » improuvables, qui nous tombent en cascade du passé, mais cela ne doit pas nous détourner de notre mission d’humain vouée à la réalité de l’immédiat.

Si j’aime une Maçonnerie qui apporte la fraîcheur de ses recherches dans l’histoire et les lointaines supputations de nos ancêtres, j’opte résolument pour celle qui nous offre de travailler pour le réel contemporain d’une société pacifiée,

J’opte pour une maçonnerie d’équilibre, celle qui satisfait le cerveau attaché aux certitudes tout autant que le cerveau qui s’abreuve de l’innocence de l’improuvable.

La tâche du F.M, c’est de faire vivre conjointement et harmonieusement deux cerveaux que tout oppose : Celui du « Je crois sans preuves » avec celui du « Je ne fais rien sans certitude ».

A.S.: