Le prix de Thèse 2022 de la fédération française de l’ordre maçonique mixte international « droit humain » a été décerné à Nicolas Querini pour sa Thèse de doctorat en philosophie, « De la connaissance de soi au devenir-soi. Platon-Nietzsche » dirigée par Anne MERKER et Paolo D’IORIO, soutenue le 9 octobre 2020.
Source : philo.unistra.fr
Résumé de la thèse:
Si le geste célèbre de Socrate aura tenu au fait de ramener la philosophie de la connaissance de la nature vers l’éthique, Platon fut fidèle à celui-ci dans la mesure où il fit de la connaissance de soi le point de départ nécessaire de l’éthique et même de la philosophie. Nous nous sommes toutefois attachés à montrer que si la connaissance de soi nous fait entrer dans une perspective pleinement philosophique, la véritable compréhension de ce qu’elle implique fait de cet impératif bien autre chose qu’une échelle que l’on pourrait écarter, une fois qu’on l’aurait grimpée.
Elle commande selon nous tout au contraire l’ensemble de la perspective philosophique, puisqu’elle débouchera ultimement sur une connaissance du divin auquel l’homme doit s’apparenter et nous avons fait de l’assimilation à celui-ci le cœur même de l’éthique platonicienne. La connaissance de soi sera donc aussi reconnaissance du divin en soi et travail sur soi, eu égard à ce modèle. Or, si la connaissance de soi est sans aucun doute au fondement de l’éthique de Platon, nous pouvons avoir l’impression, à première vue, que cette dimension est totalement absente de l’éthique nietzschéenne.
Ainsi, dans la formule célèbre du philosophe allemand qui concentre selon nous son éthique – « Deviens ce que tu es » –, la dimension de l’action apparaît bien davantage, puisqu’il n’est question que de devenir celui que l’on est. Plus encore, on peut penser que l’absence de la connaissance de soi dans un tel processus est thématisée comme telle par le philosophe, puisque Nietzsche, qui se réapproprie ici le mot de Pindare, omet la fin du vers de la IIe Pythique dans lequel elle figure, le poète écrivant lui : « Γένοι ̓ οἷος ἐσσὶ μαθών », ce que l’on peut rendre par « Deviens ce que tu es, l’ayant appris » (Pythiques, II, vers 171). Il semble donc que, chez le philosophe allemand, l’impératif de la connaissance de soi doive s’effacer au profit du seul devenir-soi. À partir de cette première considération, nous serions tentés de penser que l’éthique nietzschéenne se construit comme un symétrique inversé par rapport à celle de Platon et que, sur ce point également, Nietzsche renverse le platonisme.
Notre hypothèse de travail consiste toutefois, au contraire, à révéler un rapport, une dette paradoxale de Nietzsche envers Platon. Tout en critiquant la morale occidentale ancrée selon lui dans la sentence delphique « Connais-toi toi- même », Nietzsche développe ainsi pour sa part un impératif qui est, selon nous, le prolongement naturel et nécessaire d’un « Connais-toi toi-même » bien compris. C’est donc à partir de l’injonction à devenir soi qu’il opère la critique de la morale issue elle-même de l’invitation à la connaissance de soi. Il ne s’agit toutefois pas de rabattre l’éthique nietzschéenne du devenir-soi sur la façon dont on peut comprendre ce syntagme chez Platon. L’usage qu’en propose Nietzsche est bien, selon nous, tout à fait singulier. On ne saurait nier, cependant, qu’il n’est pas non plus sorti du néant et que Nietzsche tire d’abord des enseignements de Pindare, réinterprétant lui-même la sentence delphique, lorsqu’il écrit « Deviens tel que tu as appris à te connaître ». Nous pensons donc que Nietzsche récupère la formule de Pindare par-delà Platon pour critiquer ce dernier et, à travers lui, toute la philosophie qui a fait de la connaissance de soi le départ de l’éthique.
Mais nous pensons également avoir rendu justice à Platon, et ce à rebours de l’interprétation que donne Nietzsche du platonisme. En effet, si la connaissance de soi telle que thématisée dans les Dialogues est bien un point de départ nécessaire, celle-ci doit ensuite s’accomplir par l’action et l’éducation, en prenant soin de soi et en devenant ainsi ce que l’on est. Ainsi, pour Platon lui-même, la connaissance de soi n’est peut-être pas une finalité, comme semble le penser Nietzsche. Elle est au contraire au départ d’un effort sur soi et du soin de soi. La connaissance de celui que l’on a à être nous fait ainsi prendre conscience de la nécessité d’un travail sur soi. Dès lors, il s’agira également pour Platon de devenir ce que l’on est véritablement et non pas de s’arrêter à ce premier stade de la connaissance de soi. Ce que notre lecture de Platon cherchera à faire percevoir, c’est qu’en orientant finalement la connaissance de soi vers l’assimilation au divin, Platon prépare déjà en vérité l’impératif du devenir soi.
Enfin, nous ne pensons pas que Nietzsche critique de manière unilatérale la connaissance de soi, mais qu’il place au cœur de l’éthique la dimension de l’action. De ce point de vue, l’accent est peut-être mis ailleurs, mais il faut voir que ce décentrage ne signifie pas tant un évanouissement de la connaissance de soi, qu’une relégation de celle-ci à la fin du processus, après que l’on a agi. On peut alors dire à ce propos que Nietzsche renverse le platonisme, sans que cela constitue une critique radicale de Platon, puisqu’il ne s’agit pas de négliger sa philosophie mais bien précisément de la renverser, de voir comment la connaissance doit venir réfléchir l’action, plutôt que d’y présider.