Schizophrénie et Grand Architecte est une planche maçonnique qui nous est offerte par Jean Van Win.
Jean Van Win est un auteur belge francophone qui, après une carrière internationale, se consacre à la musicologie et à l’étude des sociétés de pensée de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème. Il réside près de Bruxelles.
Wikipedia, qui a arraché au petit Larousse son privilège séculaire de tout savoir, nous dit que la schizophrénie provient du grec schizein, soit le fractionnement, et phrèn, l’esprit. Il s’agit donc d’un fractionnement de l’esprit avec le réel. Les facteurs qui lui sont liés sont de divers ordres, notamment social. Soyons rassurés : cette pathologie peut évoluer favorablement dans un délai plus ou moins long…
J’observe depuis longtemps que les francs-maçons que je fréquente semblent réunir deux natures en une. Les grades qu’ils parcourent diffèrent déjà entre eux : l’apprenti fait voler sa pierre brute en éclats à grands coups de maillet et de ciseau. Le compagnon abandonne ses outils dès son premier voyage et s’empare des instruments avec lesquels il lui sera enseigné de vérifier et de mesurer le travail accompli.
Son orientation devient intellectuelle sous la lumière de l’étoile flamboyante qui évoque sans ambiguïté les impératifs de la gnose. Le maître-maçon, lui, pénètre dans les arcanes de l’ésotérisme, puisqu’il est ramené à la vie par celui-là même qui l’a assassiné peu avant. Le sacrificateur-meurtrier à l’origine de la vie…Ce qui devrait nous inciter à relire souvent l’indispensable « la Violence et le Sacré » de René Girard.
Tout, dans ce que nous accomplissons en loge, possède un sens autre que celui qu’il aurait « dans le monde de la Réalité » comme disent les Indiens de l’Orénoque pour désigner l’univers inconnu qui est « au-delà » de l’autoroute. Le sens est caché, tout est différent, tout est fractionné et les mots n’ont plus le même sens.
Nous nous voussoyons, alors que nous nous tutoyions au bar cinq minutes auparavant. Nous prétendons avoir trois ans, lorsque nous en avons quarante ou cinquante. Nous affirmons qu’il est midi, alors qu’il est vingt heures trente. Nous avons recréé le monde par la vertu du rituel, nous avons créé une réalité conventionnelle autre et toute dérogation aux règles qui établissent ce « monde autre » serait aussitôt perçue comme une violation inadmissible et serait passible d’une sévère et unanime réprobation. Tant il est vrai que nous sommes, par la magie du rituel et de notre cohésion, voire de notre complicité internes, délibérément déplacés dans un temps et un espace où le profane n’a plus cours.
L’ouverture des travaux, par exemple au Rite Ecossais Rectifié, est sans doute la plus significative par la gradation d’ordre métaphysique qu’elle révèle, progressivement mais par allusions voilées, lors de l’allumage solennel des lumières d’ordre, tandis que la fermeture des travaux à ce rite entend le Vénérable Maître poser deux fois la question aux Surveillants de savoir quelle heure il est, et s’entend répondre une première fois qu’il est minuit, puis une deuxième fois qu’il est minuit plein. Après l’extinction des lumières d’ordre et la fermeture du Livre, à la troisième question du Vénérable Maître, la réponse qui lui est faite est qu’il est vingt-deux heures quarante, par exemple, heure réelle du monde profane. Superbe symétrie renvoyant à l’allumage triple des Lumières d’Ordre lors de l’ouverture des travaux.
Tout ceci pour jouer à quoi ? Jouer ne comporte aucune connotation péjorative. Rien n’est plus sérieux que le jeu, lorsque les enfants décident que les uns seront les Indiens et les autres les cow-boys, ou les gendarmes et les voleurs, et que s’installent aussitôt parmi eux des valeurs et des comportements sensés exprimer ce nouvel état, pris très au sérieux.
Nous jouons à la construction d’un Temple. Tout est là. Nous vivons une métaphore tirée de la bible, et mettons en œuvre toute une méthode pédagogique profondément originale destinée à susciter en nous la prise de conscience progressive et lucide de notre être moral, et donc des obligations qui en découlent.
Cette métaphore biblique vise à l’édification du temple destiné à abriter parmi le peuple la loi qui émane de la « divinité ». L’action de construire est donc nécessaire et évidente, et il est admis qu’elle doit s’accomplir de façon ordonnée et planifiée. Les exemples de l’inverse abondent ; nombreuses sont les cathédrales, dont on ne parle pas, qui se sont effondrées suite à l’incapacité de certains architectes, et le drame de la tour de Babel, construite sans plans, est exemplaire. Il est donc clair que le contrôle d’un maître d’œuvres et les plans d’un architecte sont indispensables. Il n’est pas de chantier sans architecte ; il fait indispensablement partie de la méthode. Il n’est pas de chantier sans intention.
L’action des hommes développée sur les chantiers se constate. Elle découle d’une volonté organisée qui ne peut se nier. Cette volonté découle nécessairement d’une pensée, organisée et orientée vers un but. Cette pensée provient-elle par nécessité d’un cerveau ? Voilà sans doute « la » question.
Il faut de toute façon que cette pensée ait une origine. Laquelle ? Cette question demeure sans réponse, ou plus exactement, suscite une abondance de réponses diverses. Les francs-maçons, pour la plupart, l’intitulent, dans leur langage spécifique et dans le cadre strict de leur mythe et de leurs conventions, le Grand Architecte de l’Univers. Appellation qui vient compléter les autres composants de ce qui constitue un chantier. Non, ils ne le définissent pas. Cela n’est pas possible, même si certains l’identifient avec le « dieu » de quelque religion établie. C’est leur droit de voir les choses comme cela, comme c’est aussi le droit pour tous les autres de ne pas définir ce qui est à l’origine de cette construction mythique.
Si nous admettons toutes les étapes suivies par une construction imaginaire et métaphorique – dégrossissement des matériaux bruts—polissage des pierres taillées—élévation des murs selon le plan—pose des couvertures et finalisation du chantier, il faut bien admettre qu’il y ait à la base de tout ce mythe une pensée conceptrice qui en fait partie par nécessité, bien qu’elle soit indéfinissable et non identifiable. Voire, inconnaissable…
Il existe en Brabant Wallon, où je tiens mes pénates, au village de Court-Saint-Etienne, un petit cimetière rural qui abrite la tombe de la famille Goblet d’Alviella. Sous la forme d’un mausolée hindouiste, cette tombe porte dans la pierre les symboles de toutes les religions et de toutes les philosophies du monde. L’on y accède par une allée bordée de cyprès et de sphinges. L’arrière de la tombe, unique au monde, comporte une porte d’airain, ornée de l’emblème des Rose Croix. Au travers d’une discrète ouverture, on aperçoit, dans une pénombre propice au recueillement, une pierre gravée portant un superbe quatrain du poète Emerson :
From within or from behind,
a Light shines through us upon things ;
It makes us aware that we are nothing
but the Light is all
“From within or from behind…Du plus profond de nous-mêmes, ou venue de l’extérieur…une Lumière brille à travers nous sur les choses, et nous rend conscients de ce que nous ne sommes rien, mais que la Lumière est tout ».
Du dedans, ou de l’extérieur. Personne ne sait. Pas d’explication, ni immanentiste, ni transcendantale. Emerson nous laisse à notre schizophrénie, et nous abandonne à la responsabilité de notre réponse individuelle.
Eques a Lumine
OUVRAGES DE JEAN VAN WIN