Voici un sujet quelque peu original mais d’une profonde sincérité et d’un ressenti « émotionnel » proposé par un lecteur du blog « Alain »
« Ce soir, j’ai rendez-vous avec moi ».
J’ai une tenue ce soir. Je relie ma convocation. Je contrôle et je prépare ma vêture. Je me trouve alors en « état de maçonnerie », j’ai l’air « maison », je suis un « frère des trois points ». En fait, je me conditionne pour être en état réceptif avant mon entrée dans un monde où mes soucis seront pour un laps de temps mis à l’écart. Je suis comme un sportif avant un open, un chasseur ou un pêcheur le jour de l’ouverture, bref, je me sens tout autre, fébrile même… J’ai rendez-vous avec moi.
Je sonne. Un frangin m’accueille avec le sésame qui ouvre tous les cœurs : le sourire. Puis c’est la rencontre avec les frères en salle humide, tous vêtus de noir et blanc mais chacun est ce qu’il est. Nos différences c’’est comme un puzzle dont les pièces différentes permettent une construction ce qui ne pourrait pas se faire avec des pièces identiques. Cette construction est d’aspiration spirituelle. Nous sommes tous motivés pour une connaissance de soi par l’appréciation de notre reflet, c’est-à-dire l’autre. Nous sommes tous en quête de l’excellence et de la Perfection. On ambitionne tous de se changer mais aussi de « changer le monde », vaste programme.
C’est le moment des accolades, des sourires et des blagues, nous lubrifions nos rapports humains avec le verre de l’amitié, avec parfois de grands échanges philosophiques. Notez que pour avoir vécu ça et malheureusement pour le vivre encore, je prends à cœur d’entretenir une conversation avec des frères isolés, je pense notamment aux timides, à des visiteurs ou des jeunes apprentis, c’est cela aussi la fraternité, aller vers l’autre.
Nous voilà sur le parvis, revêtus de nos différents décors. Nous éteignons nos portables, en effet les ondes que nous devrions recevoir sont d’un tout autre ordre. Le maître des cérémonies avec prestance et sérieux nous invite alors solennellement à entrer en loge par hiérarchie des degrés et des fonctions. Le silence et le respect des lieux sont requis. Nous pénétrons si j’ose dire « religieusement » entre les colonnes d’airain. Toutes nos passions se taisent. Nous nous installons, chacun se place sur sa colonne respective, en ordre de lui- même, l’apprenti pour apprendre, le compagnon pour comprendre et le maître pour partager. Nos corps sont figés, nous sommes déjà en osmose, en connexion, nous allons communier. Nous sommes venus chercher la Lumière pour mieux nous éclairer ce qui explique que nous sommes intériorisés pour mieux percevoir les sens (l’essence). Le Vénérable maître entre, nous sommes à couvert. La tenue va commencer. Les visages sont graves. Nous venons de changer d’état de plan, nous sommes reconnus comme tels.
La cérémonie d’allumage des feux ou des étoiles sur les piliers donne vie à la loge. Au coup de maillet, résonne l’exclamation du Vénérable Maître : « Nous ne sommes plus dans le monde profane ! Puis l’invocation au G.A.D.L.’U. Cette expression invocatoire au début et à la fin des travaux ou encore lors des prestation des serments et parfois lors de la lecture du prologue de Jean, c’est reconnaître un pricipe créateur. Cela inaugure un espace-temps sacralisé ors des limites profanes, celui du monde des formes, le temps est suspendu, il est midi plein, le soleil est à son méridien. Voilà, tous nos regards se portent en nous, vers la Lumière symbolisée à l’Orient. Nous sommes maintenant dans le monde du rêve magnifique et magique. Comme le principe hermétique de toute chose en ce temple, le mot « rêver » s’écrit pareil à l’endroit comme à l’envers. C’est une découverte, étymologiquement : on enlève le couvercle ; on est sous une voûte céleste propice à la poésie, à l’imaginaire, nous allons ainsi laisser vaguer nos pensées au gré de l’intensité énergétique de l’instant.
Je veille à ma posture,
moi qui aime croiser les jambes, la tentation est grande mais je
me dois d’être exemplaire devant mes frères à fortiori les apprentis et
compagnons. La discipline et le protocole sont rigoureux au fil du
déroulement rituelique. Les cadences sont
rythmées au vibratoire des maillets, la musique accentue la sensation, les formules collégiales sont répétitives et la gestuelle relève de l’automatisme tout en étant expressive. Dans ce conditionnement ou plus exactement cette atmosphère, règne alors une sérénité qui confère un égrégore bénéfique.
Le déroulement de la tenue est chronologique aux différents ponts de l’ordre du jour. En général l’improvisation n’est guère de mise, tout est préparé, réglé, synchronisé.
Nous travaillons pour réunir ce qui est épars, maitriser ses passions irrationnelles, combattre le vice, pratiquer les vertus, faire le bien et le beau. Outre les outils opératifs et les outils virtuels, les symboles et leurs correspondances et les rituels, nous y associons des outils de « constructeurs mentaux », l’art oratoire et la rhétorique, la logique et le raisonnement, la pensée et la philosophie…
Le mot travail vient du latin trepaliare torturer, et de trepalium, instrument de torture. Aujourd’hui ce vocable correspond plus à un « gagne-pain » et un facteur d’équilibre. Il est dit en maçonnerie spéculative que le travail est honoré. En fait il est celui des tailles de la pierre brute, de notre substance pour conférer à notre être un polissage du cœur, une noblesse et une âme chevaleresque. C’est aussi métaphoriser cette pierre, en dégager un « état d’esprit » par l’amplification de la pensée. Mon ressenti est celui d’une présence consentie car je suis ici non pour être tourmenté ou torturé, je suis libre et de bonnes mœurs, mais pour assouvir une passion louable, un désir sain, celui de tenter de me parfaire en remédiant à mes imperfections et d’accéder à des états de conscience supérieurs, celui de redécouvrir ma nature vraie. J’accompli donc mon travail sous l’angle du Devoir, désintéressé, à l’aide du levier et du liant fraternels.
Dans nos travaux, il y a une place particulière aux planches. Ces exposés sur le symbolisme ou de culture maçonnique s’écoutent dans la méditation. Pour la confidence, j’avoue qu’il m’est arrivé parfois d’être plus attentif à certains moments que d’autres, peut-être en fonction de la teneur du sujet, de l’intonation de sa lecture, de sa longueur. Mais quel bénéfice à chaque fois, quel enrichissement surtout si la lecture est posée, ponctuée et audible. J’avoue aussi être étonné des cultures, des connaissances, de l’aisance et de l’éloquence de certains orateurs ou conférenciers, des « Mozart du clavier », quoique selon ma perception intime : la culture est une chose, la compréhension une autre. Le contenu est parfois plus apprécié que le contenant, le débat est ouvert. Autre confidence : c’est dans la difficulté que j’apprends et non dans l’aisance et la facilité, j’essaie ainsi de progresser intellectuellement en affrontant cette difficulté et non en me fossilisant sur une réussite, une facilité. Entre nous, je confesse être frustré parfois lorsqu’après le « j’ai dit » j’ai oublié de mentionner quelque chose, d’où l’importance de la réflexion et du silence, et, de la responsabilité. Discrètement, il m’arrive de noter des idées, des termes ou des mots dont le sens et le vocabulaire m’échappent pour une compréhension ultérieure ou un développement. Il est dit je sais que je sais rien et rien n’est acquit car le progrès ne cesse jamais, et, je suis animé par le doute, le vecteur de ma progression dans la voie royale.
Et puis il y a des cérémonies spécifiques : installation, initiation, passage, élévation, banquets divers, tenues spéciales…Tous les frères y participent activement et prennent à cœur le bon déroulement de la cérémonie et pas seulement les frères qui officient. Certes, chaque officier est inquiet mais il s’investit à fond, il aura préparé, assimilé et visualisé en lui l’évènement tel un pilote de la patrouille de France avant son vol. Je reconnais que dans certaines cérémonies je m’identifie quelque part au postulant voire à fortiori au néophyte, ça vous parait peut-être absurde mais je fonctionne aussi et toujours à l’émotivité.
Les travaux vont être clôturés, la loge va fermer. Un moment fort
intervient, celui de la chaîne d’union.
Le regard porté au centre de soi, main dans la main pour transmettre le fluide, un petit texte est parfois lu pour accentuer
une pensée…Tant pis ! Je vais encore me dénuder
face à vous : il m’arrive à ce moment précis parfois de penser à la perte ou la souffrance d’un proche, d’un frère, d’un être cher ou encore d’un évènement tragique, je suis dans un moment de recueillement profond, de prière. Mais, la plupart du temps, ce moment de concentration me projette vers une sensation indicible. Je reconnais alors ma simple condition de mortel face à l’immensité de l’univers, je me sens humble, très humble. J’ai l’impression que mon intimité personnelle semble alors englobée dans une intimité collective. Est-ce cela l’égrégore? Je ne serai le définir avec de simples mots. Pour l’anecdote en parlant de fluide, j’ai parfois ressenti, du moins j’en ai eu l’impression, le flux sanguin de la main du frère à mes côtés, ou des petites pressions volontaires ou non, peut-être était-ce moi, tout comme je perçois mon rythme cardiaque. Bref… Quel moment intense, quel moment de bonheur.
Et puis s’ensuit l’invocation, l’extinction des feux, la musique, la lumière basse, la sortie du vénérable maître et des dignitaires. Nous nous retirons en silence, contents et satisfaits. La paix en nous, nous sortons éclairés par la synergie qui a été créée. Puis vient le remerciement du vénérable maître sur le parvis, et, la continuation de la tenue en agapes, autre moment privilégié.
C’est un moment frugal de partage, celui du rapprochement des cœurs et des personnes. Tout est convivial dans le sérieux d’un rituel de table. Parfois, un tour de table convie les frères à faire circuler la parole. Les santés sont un signe de reconnaissance, de respect et d’amitié. Quelle satisfaction que celle du Me des Banquets qui a su associer la nourriture céleste à la nourriture terrestre. Le toast du couvreur clôture maintenant les travaux,
*« tout est consommé », **ite missa est. Les frères se retirent pour retrouver le monde profane, leur pays natal c’est-à-dire leur propre matérialité, leur origine avec sa perfectibilité.
Je reprends donc prudemment la route, un peu fatigué quelquefois, je l’admets, mais envahi d’un sentiment tenant à une forme de sérénité, de paix intérieure. Je retrouve alors mon épouse qui a aussi son rituel, elle me demande souvent « Alors as-tu passé une bonne soirée, ça c’est bien passé, t’as bien mangé, t’as vu untel, t’as fait bonne route…» ? En fait, mon épouse acquiert, adhère et même s’associe à ma démarche dans la voie initiatique. Elle sait que mon investissement est ressenti comme un besoin spirituel, un bien-être, un équilibre, cela me semble important d’avoir son soutien et donc de le préciser dans ce dévoilement. La franc-maçonnerie fait partie de moi, c’est également mon autre famille. Ceci étant, je me dois de temporiser parfois mon élan pour ne pas influer sur ma vie familiale, je me dois de trouver un équilibre physique, financier, et donc familial.
Pour conclure, ma vie maçonnique n’aurait de vrai sens qu’en redescendant de mon échelle mystique, un retour dans le monde des apparences. Maintenant, le temps est au repos avant de reprendre avec force et vigueur les travaux interrompus et donc suspendus. Le chantier est éternel, et : « L’éternité c’est long surtout à la fin » (Woody Allen).
Vivement la prochaine tenue !
A.L.
*Jésus sur la Croix s’écrie : tout est consommé comme pour dire : « c’est achevé », « j’ai terminé la mission que le Père m’a donnée à accomplir ».
** Ite missa est : la messe est dite. Formule latine proclamée par le diacre ou le prêtre lors de l‘eucharistie.