Pile ou Face
Nombreux sont les éléments symboliques qui, dans l’ordre de la dualité, interrogent le franc-maçon… le pavé mosaïque à l‘évidence, le soleil et la lune, le jour et la nuit… la pierre brute et la pierre cubique… on ne va pas tous les passer en revue, cela fait l’objet de multiples travaux dans nos loges et se sont souvent les apprentis qui sont mis à contribution pour ce genre d‘exercice.
Il m’est apparu, au fil du temps, une dualité dont il ne me semble pas avoir entendu parler… mais mon savoir est modeste et cela a pu m’échapper.
Il a fallu que je devienne couvreur pour que cela me saute aux yeux, donc après mon année de vénéralat… en Maçonnerie on n’a jamais fini de faire des découvertes.
Tout au long de mon parcours depuis mon émouvante initiation, je n’avais vu que des frères parés de mille décors chatoyants, tabliers rutilants, dorures largement étalées, cordons imposants, que des plastrons parfois dignes des officiers du temps des soviets, couvrant des bedaines avenantes ou emmaillotant des silhouettes étiques… signifiant par-là que les porteurs de ces façades lourdement ouvragées, ces porteurs aux visages réjouis ou pénétrés de gravité, là, sous ces crânes, là où règnent les calvities fatales ou les sinciputs impitoyablement blanchis, veulent dire combien leur parcours les a élevé hauts sous la voute céleste, et combien les mystères du monde sont à portée de leur main… encore un fil d’or et puis ça, y est, ils sauront tout… et le feront savoir.
Il est vrai que ce cliquant n’est pas dénué de sens et correspond à une réalité du savoir et du pouvoir, et qu’il n’est pas forcément immérité que d’en arborer l’éclat « paonnesque » si je puis user de ce néologisme un peu moqueur.
Les décors, ont pour l’homme les vertus d’un séjour « repulpant » chez l’esthéticienne. On se sent tout guilleret, léger, un petit tour dans une montgolfière qui vous allège soudain du temps qui passe, vous confère une impression d’invulnérabilité ; aller plus haut dans le pouvoir et les honneurs, c’est une façon de se sentir, sinon jeune encore, mais vous injecte sa potion revitalisante.
Vénérable, j’ai vu défiler devant moi ces vitrines étincelantes et moi-même je n’ai pas manqué de me revêtir des signes extérieurs de ma digne fonction.
Et puis voilà, un jour d’octobre, ô cruauté du temps qui passe, je me suis trouvé chassé, expédié, catapulté, expulsé à l’autre bout du temple… là où il fait sombre, anonyme portier… solitaire bignole du lieu, subalterne parmi les subalternes.
Adieu défilé des cordons, tabliers, lumières, regards brillants, Adieu les têtes et les bustes qui s’inclinent respectueusement, les belles formules et le noble voussoiement adressé au Vénérable Maître. Adieu le ballet chamarré des officiers fiers de leurs pas bien réglés… Rien, plus rien, tout est fini !
Tout est fini… Tout ? Non, il reste le regard… et le regard souffle des pensées, car du coin le plus sombre on pense encore… on pense à la phrase de Victor Hugo qui, au moment de mourir aurait dit dans un superbe alexandrin « C’est ici le combat du jour et de la nuit ».
Bon, le couvreur n‘est pas à l’agonie, mais il est bien du côté de la nuit quand même ! Et que voit-il le couvreur ? Il voit des dos, rien que des dos, des dos plus gris ou noirs les uns que les autres, des vestons pleins de faux-plis, qui tombent de guingois, des pantalons fripés, il voit toute une armée devenue anonyme et toujours obsédés par ce qu’il y a devant… et le couvreur se dit : « Pourquoi somment-nous si oublieux de ce qu’il se passe derrière soi… ? Pourquoi cette hypnotisation devant nos rutilantes devantures ? pour tout aussitôt tomber dans l’anonymat de nos dos ?
Et si un jour nos glorieuses décorations, nos signes de reconnaissances on les accrochait dans notre dos pour signifier que l’important n’est pas le plaisir que l’on retire à s’épanouir dans le regard des autres.
Ce basculement de l’Orient lumineux au couchant de l’Occident doit, encore une fois, nous ramener à cette pensée : qui suis-je réellement et qu’est-ce que dans ma vie j’aurais laissé derrière moi ?
Jérôme Touzalin
Grande Loge de l’Europe et de la Méditerranée
Travailler les contraires et complémentaires est de façon alchimique essentiel.
FRATERNITE