Voici la question 125 de la Série« MISCELLANEA MACIONICA » (Miscellanées Maçonniques) tenue par Guy Chassagnard, ancien journaliste professionnel qui, parvenu à l’âge de la retraite, a cessé de traiter l’actualité quotidienne, pour s’adonner à l’étude de la Franc-Maçonnerie et de son histoire.
Miscellanea Macionica : Qu’est-ce que la « Réception d’un Frey-Maçon » ?
Nous sommes en l’an de grâce 1737. Sur le trône de France siège le roi Louis XV, alors âgé de vingt-sept ans. Le cardinal André Hercule de Fleury dirige les affaires du royaume en qualité de ministre d’état. Dans les théâtres parisiens évolue la Carton, danseuse en mal d’amours nouvelles ; tandis que dans les salons circulent, sans nombre, les gazetins manuscrits ou imprimés. On y apprend les derniers potins de la cour, on y recherche les faits divers de la vie courante, on y découvre aussi les « frey-maçons », ces gens discrets aux mœurs bien curieuses – à qui le cardinal et son lieutenant général de police, René Hérault, ne veulent pas que du bien.
Lu notamment dans l’un de ces gazetins : « On parle dans tout Paris d’une société de confrères qui prend le nom de Frey-Masson, dans laquelle on assure que nombre de seigneurs les plus qualifiés sont entrés, au nombre desquels sont M. le duc de Richelieu, M. le comte de Maurepas, M. de Saint-Florentin. On dit que cette société est divisée en cinq bandes [loges] lesquelles s’assemblent dans des cabarets, dans différents quartiers de Paris et communément chez Ruel à la Courtille, qu’il y a quelque temps, M. le lieutenant général de police donna à un commissaire de police ordre de se transporter dans l’un desdits endroits avec bonne escorte, que lorsqu’il s’y présenta, il lui fut dit de se retirer, que s’il ne le faisait promptement, on le chargerait, lui et son escorte, de coups de bâton. »
L’année 1737 ne se révèle donc pas propice aux activités maçonniques parisiennes, qui se déroulent chez les aristocrates et les bourgeois de haut rang depuis 1725. En mars, le chevalier de Ramsay se voit refuser l’approbation royale pour un discours qu’il comptait présenter en « grande loge ». Les assemblées de « frimassons », de « frimaçons », de « filtz massons », ou de « maçons libres » s’en trouvent interdites. Le lieutenant Hérault convoque tous les traiteurs, taverniers et cabaretiers de Paris pour leur faire défense de « donner à manger pour tenir assemblée ».
Organisée en juillet, une descente de police à la Loge Coustos-Villeroy permet la saisie de documents et d’objets maçonniques divers. En septembre, le commissaire Jean Delépinay intervient chez Chapelot, marchand de vin à la Rapée ; il y trouve « un grand nombre de personnes, la plupart desquelles avaient tous des tabliers de peau blanche devant eux, et un cordon de soie bleue qui passait dans le col, au bout duquel il y avait attaché aux uns une équerre, aux autres une truelle, à d’autres un compas et autres outils servant à la Maçonnerie ». Dans la rue stationnent des carrosses armoriés, gardés par des laquais.
C’est alors que se manifeste la Carton qui, selon la rumeur, aurait appris les secrets des francs-maçons sur l’oreiller, ceci d’un amant venu d’outre-Manche. Il n’en faut pas plus au chevalier Hérault pour réaliser et diffuser le livret de dix pages dont nous reproduisons ci-dessous – sans altération aucune (1) – le texte. Ce qui inspire Edmond Jean François Barbier dans son Journal : « Nos seigneurs de Cour, ont inventé tout récemment un ordre des Frimaçons, à l’exemple de l’Angleterre où il y avait différents ordres de particuliers. Dans cet ordre-ci étaient enrôlés quelques uns de nos secrétaires d’état et plusieurs ducs et seigneurs. On ne sait quoi que ce soit des statuts, des règles et de l’objet de cet ordre nouveau.
« Ils s’assemblaient, recevaient les nouveaux chevaliers, et la première règle était inviolable pour tout ce qui se passait.
« Comme de pareilles assemblées, aussi secrètes, sont dangereuses dans un État […] M. le cardinal de Fleury a cru devoir étouffer cet ordre de chevalerie dans sa naissance, et il a fait faire défense à tous ces messieurs de s’assembler et de tenir pareils chapitres. »
RÉCEPTION D’UN FREY-MAÇON
IL faut d’abord être proposé à la Loge comme un bon Sujet, par un des Frères ; sur sa réponse, l’on est admis à se présenter ; le récipiendaire est conduit par le Proposant, qui devient son Parrain, dans une des Chambres de la Loge, où il n’y a pas de lumière, et où on lui demande s’il a la vocation d’être reçu ; il répond que Oui, ensuite, on lui demande ses nom, surnom, et qualité ; on le dépouille de tous les Métaux et Joyaux qu’il peut avoir sur lui, comme boucles, boutons, bagues, boîtes, etc.
On lui découvre à nu le genou droit, on lui fait mettre son soulier gauche en pantoufle, on lui bande les yeux, et on le garde en cet état pendant environ une heure, livré à ses réflexions ; après quoi le Parrain va frapper trois fois à la porte de la chambre de réception, où est le Vénérable Grand-Maître de la Loge, qui répond du dedans par trois autres coups, et fait ouvrir la porte.
Alors le Parrain dit qu’il se présente un gentilhomme, nommé tel, qui demande à être reçu (Nota, qu’il y a en dehors et en dedans de cette chambre, des Frères Surveillans, l’épée nue à la main, pour en écarter les profanes).
Le Grand-Maître, qui a un cordon bleu taillé en triangle, au col, dit : « Demandez-lui s’il à la vocation », ce que le Parrain va exécuter ; le Récipiendaire ayant répondu qu’Oui, le Grand-Maître ordonne de le faire entrer. Alors il est introduit, et on lui fait faire trois tours dans la chambre, autour d’un espace d’écrit sur le plancher, où l’on a crayonné une espèce de représentation : sur deux colonnes des débris du Temple de Salomon, aux deux côtes de cet espace on a aussi figuré avec le crayon un grand J. et un grand B. dont on ne donne l’explication qu’après la réception, et dans le milieu il y a trois flambeaux allumés, posés en triangle, sur lesquels on jette à l’arrivée du Novice, ou de la poudre, ou de la poix-raisine, pour l’effrayer, par l’effet que cela produit.
Les trois tours faits le Récipiendaire est amené au milieu de l’espace d’écrit, comme il est marqué ci-dessus, en trois temps, vis-à-vis le Grand- Maître, qui est au bout d’en-haut, derrière un fauteuil, sur lequel on à mis le Livre de l’Évangile, selon saint Jean. Il lui demande : « Vous sentez-vous la vocation ? ».
Sur sa réponse, que Oui, le Grand-Maître dit : « Faites lui voir le jour, il y a assez longtemps qu’il en est privé ».
Dans cet instant on lui débande les yeux, tous les Frères assemblés en cercle mettent l’épée à la main, on fait avancer le Récipiendaire en trois temps jusqu’à un tabouret, qui est au pied du fauteuil ; le Frère Orateur lui dit :
« Vous allez embrasser un Ordre respectable, qui est plus sérieux que vous ne pensez ; il n’y a rien contre la Loi, contre la religion, contre le Roy, ni contre les Mœurs, le Vénérable Grand- Maître vous dira le reste ».
En même temps, on le fait agenouiller du genou droit, qui est découvert, sur le tabouret, et tenir le pied gauche levé en l’air.
Le Grand-Maître lui dit alors :
« Vous promettez de ne jamais tracer, écrire, ni révéler les secrets des Frey-Maçons, et de la Frey-Maçonnerie, qu’a un Frère en Loge, et en présence du Vénérable Grand-Maître ».
Ensuite on lui découvre la gorge, pour voir s’il n’est point du Sexe, et on lui met sur la mamelle gauche un compas qu’il tient lui-même ; il pose la main droite sur l’Évangile, et prononce ainsi son serment :
« Je permets que ma langue soit arrachée, mon cœur déchiré, mon corps brûlé et réduit en cendre, pour être jeté au vent, afin qu’il n’en soit plus parlé parmi les hommes. Dieu me soit en aide ».
Après quoi on lui fait baiser l’Évangile ; le Grand-Maître alors le fait passer a côté de lui, on lui donne le tablier de Frey-Maçon, qui est d’une peau blanche, une paire de gants d’hommes pour lui, et une autre de gants de femme pour celle qu’il estime le plus, et on lui donne l’explication du J. et du B., écrits dans le cercle, qui sont le symbole de leur signes pour se reconnaître.
Le J. signifie Jackhin, et le B. Boaies*, qui sont deux mots anglais, qu’ils représentent dans leurs signes entr’eux, en portant la main droite à la gauche du menton, et la retirant sur la même ligne du côté droit, et frappent ensuite sur la basque de l’habit, aussi du côté droit ; après quoi on se tend la main, en posant le pouce droit sur la première et grosse jointure de l’index de la main de son camarade, en prononçant le mot de Jackhin, après quoi on se frappe l’un et l’autre de la main droite sur la poitrine ; puis on se reprend la main, en se touchant réciproquement du pouce droit sur la grosse jointure du doigt medicus, en prononçant le mot de Boaies, ou de Boesse.
Cette cérémonie faite, et cette explication donnée, le Récipiendaire est nommé Frère, et on se met à table, où l’on boit, avec la permission du Vénérable Grand-Maître, à la santé du nouveau Frère ; chacun a sa bouteille devant soi.
Quand on veut boire, on dit : « Donnez de la poudre ». Chacun se lève, le Grand-Maître dit : « Chargez ». On met la poudre, qui est le vin, dans le verre. Le Grand-Maître dit ; « Mettez la main sur vos armes », et on boit à la santé du Frère, en portant le verre à la bouche en trois temps.
Après quoi, avant de remettre son verre sur la table, on le porte sur la mamelle gauche, puis sur la droite, et ensuite en avant, le tout par trois fois. Et en trois autres temps, on le remet perpendiculairement sur la table, on se frappe dans les mains par trois fois, et on crie par trois fois chacun « Vivat ». On observe d’avoir sur la table trois flambeaux en triangle.
Si par hasard on apercevait ou soupçonnait que quelqu’un de suspect se fut introduit, on le déclare en disant : « Il Pleut ». Ce qui signifie qu’il ne faut rien dire.
Comme il pourrait arriver que quelque profane eut découvert les signes qui dénotent les termes de Jackhin et de Boaies, pour éviter toute surprise, on dit en se prenant la main comme il est marqué ci-devant « J. » à quoi l’autre doit répondre « A. », le premier « K. » le second réplique « H. » l’autre « J. » et le dernier « N. » ce qui compose le mot de Jackhin. Il est de même de celui de Boaies, en prononçant alternativement et successivement toutes les lettres de ce mot, et c’est là le vrai coin auquel se reconnaissent les vrais Frères.
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(1) – Le texte reproduit n’a fait l’objet d’aucune correction orthographique ou grammaticale. Seule la ponctuation a été « modernisée ».
(*) – Note de l’auteur : Ce mot ce prononce, s’il étoit écrit Boësse, le nom de Monsieur Haisse, Anglois, s’écrit Hayes.
© Guy Chassagnard – 2016