Miscellanea Macionica : Comment les femmes sont-elles entrées au Grand Orient de France ?
Voici la question 67 de la Série« MISCELLANEA MACIONICA » (Miscellanées Maçonniques) tenue par Guy Chassagnard, ancien journaliste professionnel qui, parvenu à l’âge de la retraite, a cessé de traiter l’actualité quotidienne, pour s’adonner à l’étude de la Franc-Maçonnerie et de son histoire.
Miscellanea Macionica : Comment les femmes sont-elles entrées au Grand Orient de France ?
La Franc-Maçonnerie n’a pas été inventée par des hommes pour des femmes ; mais par des hommes pour des hommes. Au temps ancien de la Maçonnerie opérative, quand les maçons – et les tailleurs de pierre – édifiaient des églises et des cathédrales, il ne pouvait être question d’accepter une femme sur le chantier. Il appartenait alors à l’homme de subvenir seul aux besoins du foyer. Il y a lieu de se souvenir qu’un des chefs d’accusation retenus à l’encontre de Jeanne d’Arc, en 1431, était précisément le port d’un habit d’homme, « vêtement scandaleux pour une femme », formellement interdit par les textes sacrés (Deutéronome 22.5). Les premiers maçons spéculatifs auraient pu, en entrant dans le siècle des Lumières, se montrer plus conciliants à l’égard de leurs compagnes ; ils ne le firent pas, se contentant de suivre à la lettre les préceptes énoncés par James Anderson dans ses Constitutions de 1723 :
Les récipiendaires doivent être bons et loyaux, libres de naissance et avoir atteint la maturité et l’âge de raison, n’être ni serfs, ni femmes, ni hommes immoraux, ou scandaleux, mais de bonne réputation.
Dès l’année 1742 le frère Jacques-François Naudot, auteur de L’Apologie pour l’Ordre des Francs-Maçons, faisant preuve de modernisme, n’hésite cependant pas à aborder le problème de la mixité :
Je veux supposer, pour un moment une Loge composée de personnes des deux sexes, en nombre égal, et dont les femmes qui en feraient partie, seraient autant d’épouses des hommes qui en composeraient l’autre moitié ; on ne pourrait rien imaginer de plus régulier ni de plus modeste en fait d’assemblée formée d’hommes et de femmes en nombre égal. Mais le mystère de l’Ordre subsistant toujours et, par cela même, la Loge se tenant à huis clos nécessairement, échapperait-on à la médisance ?
Ceci d’autant que pour être membre de l’Ordre,
Il faut [être] absolument un Être libre et indépendant, pour être en état de remplir les Devoirs auxquels on s’engage, comme est celui de ne jamais révéler le secret : or l’homme, et l’homme seul, est cet Être libre et indépendant. La femme, au contraire, passe sous la sujétion et sous les lois d’un mari…
Il y a lieu d’attendre la fondation du Grand Orient de France, en 1773, et l’accession à sa grande maîtrise du duc de Chartres (futur duc d’Orléans) pour qu’entre dans les mœurs maçonniques le principe de la Loge d’adoption : une loge ouverte aux femmes, dotée de rituels spéciaux, résolument « bibliques », mais œuvrant sous la direction des hommes de la loge mère. La duchesse d’Orléans, la Princesse de Lamballe et, plus tard, la vicomtesse Rose (Joséphine) de Beauharnais seront ses grandes maîtresses. Nombreuses sous le premier empire, les loges d’adoption se rarifient plus tard. Le frère Frédéric Desmons tente bien, au convent de 1869, de faire admettre l’initiation des femmes ; mais sa tentative ne rencontre pas le moindre succès. La mixité maçonnique ne verra le jour qu’en 1893 lors de la création de la Grande Loge symbolique écossaise mixte de France « Le Droit humain ». Alors que son principe est fermement rejeté par les obédiences masculines existantes.
Le 29 mai 1899, une femme, du nom d’Amélie Gédalge, demande son initiation à la loge L’Unité Maçonnique du Grand Orient de France. Il s’ensuit un débat au sein de l’atelier, et un refus catégorique de la part du Conseil de l’ordre. Au même moment une controverse naît au Suprême Conseil de France sur l’initiation des femmes. Il en ressort qu’il ne peut y avoir égalité de droits lorsqu’il n’y a pas égalité de charges. « L’égalité des droits de la femme serait une mauvaise chose et détruirait la famille » car « cet être, tout de sentiments et de nerfs, n’est pas assez maître de sa raison pour étudier avec calme les graves problèmes sociaux ». Les travaux maçonniques s’en trouveraient perturbés.
Le vingtième siècle est, avec ses deux guerres mondiales menant les hommes au combat, loin de leurs foyers, celui de l’émancipation féminine. En 1921, tandis que la Grande Loge de France s’interroge sur le fait d’associer les femmes à ses travaux, le Grand Orient de France signe un traité d’amitié avec le Droit Humain autorisant les membres (hommes) des deux obédiences à se visiter. Les portes du GODF restent néanmoins fermées aux sœurs du DH. En 1945, La Grande Loge de France décide d’accorder l’indépendance aux loges d’adoption qu’elles a créées en 1907, dans le cadre de « l’émancipation de la femme ». Celles-ci, pour maçonner normalement, doivent fonder leur propre obédience, savoir l’«oUnion Maçonnique Féminine de France » – future Grande Loge Féminine de France. En 1973, le Grand Orient de France, quant à lui, délivre une patente du Rite français à la nouvelle Grande Loge Mixte Universelle – issue du Droit Humain –, qui « affirme l’égalité de l’homme et de la femme ». Au convent du Grand Orient est abordé, dans le même temps, le sujet de la mixité aux tenues blanches. Les députés progressistes prônent l’entrée « par la petite porte » des femmes au GODF ; les traditionalistes préconisent le statu quo ; les pragmatiques se prononcent pour la liberté des loges. 236 députés contre 171 adoptent non seulement l’admission des « sœurs » au tenues blanches, mais encore leur participation entière aux travaux de loge.
Désormais, chaque loge est libre d’admettre en visiteurs, à ses tenues, les sœurs initiées dans les obédiences féminines et mixtes reconnues par le Grand Orient de France, ceci à l’exclusion des cérémonies d’initiation, d’augmentation de salaire et d’installation des officiers.
Ainsi, les sœurs visiteuses sont-elles admises, désormais, dans les temples du Grand Orient, mais de là à admettre des femmes profanes à l’initiation… Reste le temps d’une génération d’homme à franchir. Et l’énoncé minutieux d’une curieuse « évolution » de la femme maçonnique, nourrie par une lente « évolution » des mentalités à faire. Qu’on en juge :
- 2007. – Maintes fois évoquée dans les loges, la mixité s’invite, sous l’impulsion d’un grand maître (Jean-Michel Quillardet) favorable à l’initiation des femmes, au convent du Grand Orient. Si la défense de la laïcité y est présentée comme une priorité, la question de la mixité n’en est pas moins – brièvement il est vrai – abordée. Selon un communiqué de presse « officiel », « le choix de l’ouverture aux femmes n’a pas encore été décidé, [mais] ses partisans sont de plus en plus nombreux. » En fait, 58% des délégués au convent ont refusé d’accorder aux loges la liberté d’admettre, ou non, des femmes.
- 2008. – Lasse d’attendre une hypothétique liberté d’initier des femmes, la Loge Combat, de l’orient de Paris, procède au mois de mai à sa première initiation féminine – sans autorisation, mais après avoir néanmoins informé le Conseil de l’ordre de son initiative… La cérémonie se déroule dans l’un des temples de la rue Cadet, en présence de plusieurs centaines de frères et de sœurs d’autres obédiences. « Cela fait des années que nous réclamons l’initiation de femmes au G.O. », déclare l’un des membres de Combat au journal Le Parisien ; « il fallait marquer le coup, même en enfreignant les règles en vigueur. » Résultat : quatre autres loges procèdent elles aussi à des initiations féminines. Avec le risque d’être traduites en justice maçonnique.
Les frondeurs mettent l’accent dans leur défense sur trois points majeures : 1 – Le Grand Orient de France, qui se présente à l’extérieur du temple comme une institution « libérale » ne peut être « restrictive » à l’intérieur. 2 - Une loge « juste » ne saurait être « parfaite » en ignorant la moitié de l’humanité. 3 - Aucune disposition du Règlement général n’autorise ni n’interdit l’initiation des femmes. Pour ce qui le concerne, le grand maître en chaire considère que « si on veut que le Grand Orient exerce un rôle intellectuel et politique, il lui faut être en adéquation avec la société ». Une évolution est donc pour lui nécessaire (Le Monde). Ancien grand maître, Alain Bauer suggère de son côté que le Grand Orient fasse preuve d’ouverture en laissant à ses loges la liberté d’initier qui elles veulent.
Mais c’est compter sans le nouveau grand maître (Pierre Lambicchi), élu au convent de septembre qui, craignant des actions de prosélytisme, n’a de cesse de faire convoquer 169 maçons fraudeurs devant la Chambre suprême de Justice Maçonnique, en vue d’obtenir leur suspension individuelle. Comme on le souligne sur internet, « c’est la crise ouverte au Grand Orient de France ». Le convent, lui, a repoussé une nouvelle fois – à 51% des votes – l’initiation des femmes pour en confier cependant l’étude préalable aux loges de l’obédience.
- 2009. – Le convent annuel doit se prononcer sur le point de savoir s’il y a lieu d’accorder aux loges la liberté d’initier des femmes ou d’affilier des « sœurs » venues d’autres obédiences. Sa décision, prise curieusement sans débat, est négative à 56% et 59%. Dans les colonnes du Figaro, le passé grand maître, interroge : «oComment prétendre avoir de l’influence sur la société, si nous ne faisons pas le ménage devant notre porte ? Alors que nous défendons l’égalité, comment expliquer qu’une femme ne puisse entrer chez nous ? » Trois loges font valoir un vice de procédure commis à l’occasion du vote. Saisie, la Chambre suprême de Justice maçonnique annule donc, en novembre, la décision conventuelle. La question de la mixité est à revoir en 2010.
- 2010. – C’est au Grand Orient de France l’année des coups de théâtre, de Trafalgar ou, tout simplement, « ubuesque ». En janvier a lieu le « coming out trans’ » d’Olivia C. qui est reconnue officiellement comme Première Sœur du Grand Orient par le Conseil de l’ordre et ainsi présentée par le grand maître. L’intéressée, initiée en tant qu’homme à la Loge L’Université Maçonnique dix-huit ans plus tôt, mais devenue socialement, physiquement et civilement femme, avait précédemment refusé de quitter l’obédience pour éviter tout embarras interne. Elle deviendra dans l’année « vénérable maître » et « délégué » au convent.
Début avril, le Conseil de l’ordre du Grand Orient, venant d’être informé par la Chambre suprême de Justice maçonnique de la « validité de l’initiation de six femmes par des loges de l’obédience », annonce par voie de communiqué qu’il appliquera cette décision qui s’inscrit, selon lui, « dans la réflexion collective qui se conduit au Grand Orient et qui connaît là un épilogue important ». « Chacun comprend, admet-il, que cette décision ouvre une période nouvelle pour l’obédience et particulièrement pour ses loges ; c’est en effet à elles, loge après loge, qu’il revient maintenant de décider si elles acceptent ou non de procéder à l’initier de femmes. » La mixité semble donc être désormais de mise dans la remière obédience de France – 47 000 membres et 1 150 loges.
Mais moins de deux semaines plus tard le grand maître en chaire (Pierre Lambicchi), adresse à ses « administrés » une lettre de quatre pages pour les informer de sa décision de faire appel de la décision d’initiation prise par la Chambre suprême de Justice maçonnique ; reprochant à celle-ci de ne pas avoir statué dans des « conditions conformes » et de « porter atteinte à la souveraineté du convent ».
En septembre, le convent du Grand Orient, qui se tient à Vichy, se distingue des assemblées générales ordinaires de l’ordre sur plus d’un point. Dans un premier temps les délégués rejettent un vœu tendant à faire de l’obédience une institution « exclusivement masculine ». Dans un second, ils se prononcent pour la « non discrimination d’ordre sexuel pour tout candidat(e) à l’initiation ». Surtout, ils refusent d’entériner le rapport d’activité du Conseil de l’ordre par 50,5% des votes. D’où l’élection d’une nouvelle équipe dirigeante et d’un nouveau grand maître (Guy Arizet), chargé d’annoncer à la presse « un infléchissement des orientations du Grand Orient en vue de développer le concept social ». La partie semble être « définitivement » terminée. Sauf que…
Quatre membres de l’obédience, opposés à l’initiation des femmes, représentant les intérêts d’une Union pour un Grand Orient de France maçonnique (UGODFM), décident en décembre de porter leur contestation au tribunal de grande instance de Paris.
- 2011. – En mars, les juges civils déclarent les demandes des opposants à l’initiation irrecevables et condamnent ceux-ci aux dépens. En avril, un appel du jugement est interjeté par les plaignants ; ils demandent également des dommages et intérêts au Grand Orient. En mai, La Chambre suprême de Justice maçonnique annule les décisions prises par le convent de 2010 en matière d’initiation des femmes. En septembre, le convent, organisé encore à Vichy, adopte à 51% des votes un nouveau vœu rétablissant ses décisions précédemment annulées. En décembre, le Grand Orient intervient auprès de la Cour d’appel chargée de statuer à son encontre pour obtenir la confirmation du jugement de première instance. La situation au Grand Orient n’est plus « ubuesque », elle devient « démentielle ».
- 2012. – En mars, cependant, la Cour d’appel de Paris rend son ordonnance de clôture, confirmant toutes les dispositions du jugement de première instance, et inscrivant dans le marbre judiciaire que « les conditions d’admission au GODF […] n’impliquent aucune considération de sexe ». A la fin de l’année, plus d’un millier de femmes auront été initiées ou affiliées.
La cause est désormais entendue. Les loges du Grand Orient sont libres d’initier et d’affilier ou non les femmes et les sœurs venant d’autres horizons – ceci sans modification des statuts. Il n’en demeure pas moins que dans les faits, contrairement à certaines affirmations, l’obédience demeure ostensiblement masculine. Pour preuve, la présence – non féminisée – des appellations : postulant, candidat, frère, surveillant, etc. inscrites dans le Règlement général. Il est vrai qu’il passera des milliers de passants, et plus encore, dans la rue Cadet, avant qu’on ait un jour à se poser la question annexe, celle de savoir si l’on doit dire : Grand Maître, ou Grande Maîtresse…
Nota – Notre propos est loin d’être exhaustif. Nous avons ainsi volontairement omis d’évoquer diverses autres tentatives d’intégration féminine, dont celles menées en 2000 et en 2002. L’évolution de la mixité au GODF mérite un livre entier…
- Voir : Comment la Franc-Maçonnerie vint aux femmes (Gisèle et Yves Hivert-Messeca, Éditions Dervy, 1997). Les Annales de la Franc-Maçonnerie (Guy Chassagnard, Éditions Alphée – J.-P. Bertrand, 2009).
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