Il s’agit d’une brève mais intéressante rétrospective sur la franc-maçonnerie et ses relations avec la politique au travers de l’histoire…
Source : http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2010/04/24/01006-20100424ARTMAG00099–les-habits-neufs-de-la-franc-maconnerie-.php
Tout-puissants sous la IIIe République, les frères pèsent moins aujourd’hui sur la direction des affaires politiques et économiques françaises. Mais leur influ ence demeure.
Toute mystique se dégrade en politique ; et toute politique se décompose en affairisme. Si on en croit les livres, les articles qui lui ont été consacrés ces dernières années, la franc-maçonnerie a atteint le dernier stade d’une inexorable décadence. Pourtant, la franc-maçonnerie française affiche aussi une santé exubérante, des effectifs en hausse – tandis que ceux des pays anglo-saxons fondent comme neige au soleil -, répartis dans une quinzaine d’obédiences – encore une exception française ! Les grincheux – ou les cyniques, ou les lucides – feront remarquer que le succès n’est pas incompatible avec la décadence : plus les réseaux sont nombreux et puissants, plus les affaires sont fructueuses. Cette vision est légitimement fondée sur des réalités incontestables ; mais elle est partielle. La franc-maçonnerie est aussi un havre de spiritualité où certains de nos contemporains désabusés des grandes révélations monothéistes se bricolent leur quête du sacré et de la connaissance de soi.
Cette complexité se retrouve dès l’origine. La franc-maçonnerie est une création anglaise du début du XVIIIe siècle, en 1717. Elle a gardé les stigmates de son lieu d’origine et de son époque. La religion anglicane, proche du protestantisme, n’a pas les préventions du catholicisme à l’égard de l’argent. Elle ne sépare pas quête spirituelle et goût du lucre. La réussite financière de l’individu est une preuve de son élection. Les réseaux relationnels comme la franc-maçonnerie établissent dans les pays luthériens le lien social que forge dans les pays latins, par ses pompes et ses œuvres, la religion catholique. Le XVIIIe siècle est le siècle des Lumières et de la raison. Mais il est aussi celui de l’illuminisme, de l’occultisme, de la Kabbale revisitée, un siècle où Mesmer est aussi célèbre que Voltaire. A son arrivée en France, en 1725, la franc-maçonnerie est donc doublement étrangère. Elle contribue au développement dans notre pays de l’individualisme, du rationalisme, de l’anticléricalisme hérités de Luther. Comme le jansénisme, elle sera un de ces protestantismes à la française qui se poseront en rivale de l’Eglise catholique. Mais ce n’est pas encore la grande machinerie révolutionnaire que magnifiera génialement un Alexandre Dumas, ou que dénonceront les polémistes monarchistes. Avant 1789, le frère Joseph de Maistre – futur théoricien providentialiste de la contre-révolution – s’avérait un frère bien plus actif qu’un certain Voltaire. A force d’écrire des choses horribles, elles finissent par arriver. La franc-maçonnerie devint l’« Eglise » de la République française entre 1870 et 1914. Sa puissance est alors à son zénith. Intellectuelle, idéologique, politique. Elle inspire toutes les grandes lois libérales de la IIIe République. Elle arme son bras contre le « cléricalisme ». Elle défend Dreyfus avec vigueur. Elle vit son Austerlitz en 1905, lors de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Elle s’enferre aussi dans son « guêpier espagnol » avec l’affaire des fiches, qui fait découvrir à une opinion médusée que les officiers catholiques sont « fichés » comme des délinquants. La franc-maçonnerie a gagné la guerre idéologique et politique. Les ennuis commencent. L’ivresse de la puissance. L’assèchement intellectuel. L’affairisme. Le 6 février 1934, les manifestants anti-républicains crient : « A bas les voleurs. » Derrière Stavisky, c’est la franc-maçonnerie qui est visée.
Après la répression vichyste, la franc-maçonnerie croit reprendre le fil de son histoire dorée avec la IVe République. Ses réseaux parlementaires lui en donnent l’illusion. Avec de Gaulle, le roi franc-maçon se retrouve nu. La marginalisation du Parlement dans le processus décisionnaire de l’Etat entraîne celle de la franc-maçonnerie. Les frères n’inspirent plus guère le législateur, si ce n’est sur les mœurs, comme la contraception autorisée en 1967 sous la houlette du maçon Lucien Neuwirth. Le rôle historique de la franc-maçonnerie en France est achevé. Restent les affaires. La crise affairiste trouve la franc-maçonnerie aussi démunie – mutatis mutandis– que l’Eglise catholique face à la pédophilie des prêtres. Entre la tentation d’étouffer les scandales pour ne pas salir l’institution et la nécessaire éradication des brebis galeuses, qu’on ne doit pas confondre avec le troupeau. Mais la crise de la franc-maçonnerie est beaucoup plus profonde. Depuis le XVIIIe siècle, ses membres se vivent comme la pointe avancée du progressisme contre le conservatisme et la réaction. Or, depuis les années 1970, les nouveaux mouvements contestataires, féministes, antiracistes, multiculturalistes la contournent sur sa gauche. La franc-maçonnerie demeure un club d’hommes, pour qui la laïcité et l’égalité restent des valeurs cardinales.
Face à cette offensive du politiquement correct venu des Etats-Unis, qui est en vérité à l’opposé des valeurs rationalistes des Lumières, les dirigeants officiels, de gré ou de force, suivent de peur d’être « ringardisés » ; mais de nombreux frères s’interrogent en silence, et rompent discrètement. Les uns arrivent, les autres partent, chacun trouvant ce qu’il est venu chercher, qui une quête ésotérique, qui des appuis pour son « business », qui des rites d’initiation dans une société désacralisée, dans ce qui ressemble de plus en plus à une auberge espagnole.