Créée il y a moins de dix ans, avec environ 2 000 frères au total, la Grande Loge Traditionnelle de France est pourtant déjà implantée à Maurice. Comme nombre d’autres, au fur et à mesure, depuis presque trois siècles. Son grand maître était de passage la semaine dernière. Il prône une ouverture aux autres obédiences.
Mario Piromalli: «Maurice est une terre maçonnique» – un article par Audrey Harelle, du site d’actualité de l’Île Maurice Lexpress.mu
Votre loge a été consacrée en 2013 parce que certains frères en avaient assez de «la matérialité». Comment est-elle née ?
Nous allons fêter nos 10 ans l’an prochain ; c’est une jeune obédience, qui a quand même 10 ans. Nous sommes pour la plupart issus de la Grande Loge Nationale Française (GLNF), d’un schisme (NdlR, la GLNF a connu une crise dans les années 2010, accusée d’affairisme notamment et subissant la dérive autoritaire du grand maître d’alors, François Stifani). Nous avons voulu prendre ce qu’il y avait de mieux à la GLNF et retirer ce qui nous semblait moins bien.
Le mieux, c’est quoi ?
Une maçonnerie pour les frères. Ma mission, c’est de m’occuper des frères, notre obédience est tournée vers eux, pour eux. Notre but est de faire en sorte que les frères s’élèvent par eux-mêmes.
Vous parlez beaucoup d’ouverture dans votre présentation sur votre site web. Qu’entendez-vous par là ?
Nous venons d’une obédience où l’ouverture était prohibée. La Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA), un peu la holding mondiale de la maçonnerie, choisit dans chaque pays une obédience avec laquelle elles se reconnaissent entre elles. L’obligation de cette obédience reconnue est de ne surtout pas coopérer, parler, visiter les autres obédiences. Nous avons pris le contrepied, nous avons voulu faire une obédience régulière, mais tournée vers les frères et les autres obédiences, une maçonnerie plus universelle.
Vous insistez sur l’universalité, vous voulez accueillir chacun dans sa diversité. Comment peut-on y arriver quand on n’est pas mixte ? Sur la photo de votre consécration, on voit des hommes d’un certain âge, pas représentatifs de la société en général.
Il y a deux exceptions: nous n’acceptons pas les femmes et nous demandons que le profane qui postule chez nous croie en Dieu. Ne pas accepter la mixité, c’est un parti pris. Qui ne nous gêne pas parce qu’il y a des obédiences juste féminines, d’autres mixtes et d’autres masculines ; donc il y en a un peu pour tout le monde. Nous avons choisi, certainement parce que nous sommes faibles, de rester entre hommes, on travaille mieux ensemble.
La chair est faible ?
Oui. Cela fait partie en tout cas de la chose. Quand on travaille en loge, on doit se dévêtir, dans le sens où on doit enlever le vernis parce qu’on se fait confiance, par un tas de processus. C’est un peu plus difficile quand on est mélangés. C’est sûrement faux ce que je dis, parce qu’il y a des loges mixtes. Mais c’est un parti pris. La deuxième chose qu’on demande c’est de croire en Dieu. Alors là, c’est la question du siècle. Parce que vous l’avez déjà rencontré, vous, Dieu ?
Non, jamais. Et si vous me posez la question, je vous dirai que ce sont plutôt les hommes qui l’ont inventé.
On pourrait aussi se demander s’il est féminin ou masculin ou peut-être les deux. Mais en fait, on veut rencontrer des hommes qui ont l’espérance, qui se disent que les choses ne sont pas arrivées par hasard, qu’il s’est bien passé quelque chose. Par facilité on l’appelle Dieu, ou le Grand Architecte de l’Univers, parce que l’on ne sait pas vraiment le définir, et ce n’est peut-être pas le plus important. Le plus important c’est d’avoir l’espoir en demain, donc l’espoir entre nous les hommes, ce côté humain.
Des athées pourraient avoir de l’espoir. On a quelque chose de tangible, réel, sous les yeux, qui s’appelle l’humanité, c’est concret. Pourquoi faut-il croire ?
Ce que vous dites, c’est croire. Ce qui perturbe le jeu, c’est qu’on y mette le mot Dieu ou Grand Architecte parce qu’on personnifie quelque chose. Alors que ce dont on parle là, c’est la croyance en l’humanité. Ensuite on confond Dieu avec la religion. Dieu, c’est un principe créateur. La religion, c’est quelque chose d’humain que beaucoup de personnes ont suivi en fonction de là où elles sont nées ou de leur famille. Mais ce n’est pas la même chose. On est au-delà de cela, on est dans le principe créateur. À notre consécration ne sont venus qu’un certain nombre de frères, sans doute les plus anciens. On a beaucoup de jeunes, heureusement, car il faut rajeunir l’institution. On peut entrer en maçonnerie qu’à partir de 18 ans, c’est l’âge du plus jeune chez nous. Ce n’est pas une question d’années mais de maturité d’esprit. Toutes les professions sont également représentées.
Faites-vous une forme de prosélytisme ? Le grand maître du Grand Orient est venu récemment, a donné des interviews. Il y a une quinzaine d’années, on voyait moins les maçons. Est-ce une volonté de vous dédiaboliser ou de recruter, parce que vous êtes un peu comme l’Église qui a du mal à embaucher des jeunes ?
Les jeunes d’aujourd’hui ont plus que jamais besoin de sens. Dans un monde qui va de plus en plus vite, on clique, on zappe beaucoup. Quand on interroge les jeunes – nous avons fait des sondages – on s’aperçoit qu’à côté de cette vie trépidante, les jeunes ont besoin d’une vraie quête de sens et la maçonnerie répond en partie à cela. On ne parle pas de recrutement parce que ce n’est pas joli, même si cela veut dire la même chose.
Quand vous faites quelque chose de bien, que vous avez réussi quelque chose, en ce qui me concerne, j’ai envie de la transmettre à quelqu’un. C’est la même chose, quand les frères vivent une belle maçonnerie, quand ils sont bien, qu’ils se sont améliorés, transformés, qu’ils s’accomplissent en transmettant ces choses-là et en espérant que quelqu’un d’autre vienne à nous. Pas pour recruter, même si on en a besoin, mais vraiment pour transmettre. L’idée noble de la maçonnerie, que je partage complètement, c’est que j’essaie de m’améliorer et de m’élever en espérant que d’autres en fassent de même. Je les aide en parlant aujourd’hui à un journaliste mais cela peut être demain quelqu’un que je remarque et qui en a besoin.
Votre obédience représente combien de personnes ?
Nous avons 2 000 membres, dont la majorité est en France, environ 1 500, et 500 en dehors – à Maurice, la Réunion, en Thaïlande, aux USA, en Afrique, en Suisse et en Italie. À Maurice, nous avons deux loges, les Chevaliers de l’arche créée en 2015, et Jean Émile Daruty, en 2020, avec 35-40 frères au total. C’est une obédience vivable, à taille humaine. Jean Émile Daruty est un Mauricien, spécialiste de l’histoire maçonnique, qui a écrit Recherches sur le rite écossais ancien accepté, paru en 1879-80.
Il appartenait à la Triple Espérance, fondée en 1778. On voit que la maçonnerie remonte à loin à Maurice et continue d’essaimer…
Il existe ici une longue tradition, pour toutes les obédiences. On est sur une terre très maçon- nique à Maurice.
À la GLTF, «le règne de l’être remplace celui du paraître», dites-vous. C’est-à-dire ?
Dans la vie, quand vous prenez conscience de qui vous êtes, de votre propre être, quand vous êtes tout seul dans votre coin, c’est difficile de développer cela. Si vous avez la chance de rencontrer des francs-maçons ou une obédience comme la GLTF, vous rencontrez plein d’autres personnes qui comme vous veulent s’élever et développer leur propre être, avec le miroir de l’autre. C’est avec l’autre que je me découvre moimême. Mes forces, mais aussi mes faiblesses. J’ai la volonté de vouloir m’améliorer, les surmonter, c’est exactement cela que l’on fait en loge. La vraie matière c’est l’humain. Les rites et l’obédience, c’est le côté solennel, décorum, mais la vraie matière, c’est nous.
C’est un couteau à double tranchant. La vraie matière peut être un trésor mais aussi celle qui pervertit complètement la franc-maçonnerie ?
Tout à fait. Et c’est arrivé. C’est le vrai problème quand on se retrouve entre francs-maçons en dehors. En loge, on a enlevé tout le vernis. Vous me voyez tel que je suis sans défense et vous pourriez en profiter ou je pourrais en profiter. C’est pour cela que beaucoup de frères sont rejetés. Que certains quittent des obédiences et veulent en former d’autres pour vivre cette maçonnerie pure là.
La frontière entre le soutien indéfectible qu’on est censé accorder à un frère et le lobby ou le réseautage ou les affaires est ténue. Quel contrôle avez-vous dans la vie de tous les jours ?
On ne peut pas tout voir. Vous avez raison, la frontière est ténue. C’est pour cela que le côté organisationnel d’une obédience existe et qu’il y a chez nous non pas un tribunal maçonnique mais des personnes qui sont là pour élucider ce genre de problèmes quand ils nous sont révélés.
C’est une fonction spécifique avec un nom ?
Elle s’appelle le Grand Porte-Glaive. C’est le magistrat qui va régler ces éventuels problèmes.
Par exemple, un politicien accusé de scandale se trouve dans votre loge. Comment on gère cela ?
Cela dépend de quel scandale mais, la plupart du temps, on lui demande de se retirer, qu’il soit un politicien, un chef d’entreprise ou une personne qui a un différend. Cela peut arriver qu’un frère ait un différend avec un autre. On demande aux deux de sortir et de ne pas revenir tant qu’ils n’ont pas réglé leur problème. Ce n’est pas si évident d’appeler l’autre mon frère. Cela demande un effort particulier. C’est un travail sur soi et de l’autodiscipline.
«La vraie matière c’est l’humain»
On essaye de faire en sorte que les gens soient le plus juste possible. Avec ma personnalité, on parle beaucoup de bienveillance, mais, au-delà, de bienfaisance. Être bienveillant quand tout se passe bien, c’est facile mais quand cela ne se passe pas bien, c’est plus difficile. Dans notre jeune obédience, pour l’instant, on n’a pas tous ces problèmes de réseautage ; on est plutôt très concentrés à s’élever spirituellement les uns et les autres.
Nous faisons un gros travail sur l’élévation de soi. La différence avec le Grand Orient, par exemple, c’est que nous ne traitons pas des sujets de société, que des sujets spirituels. C’est très égoïste. On cherche que chaque frère s’améliore à travers un rituel, un comportement, des vertus que l’on développe et on espère que cela rayonne autour de nous. C’est déjà pas mal. Les sujets qui touchent à la politique, la cité, la religion, ce n’est pas notre domaine.
Vous avez des exemples de thèmes sur lesquels vous planchez ?
Les vertus. On peut aussi parler de justice, pas celle du tribunal mais de justice entre les hommes. De force, de vengeance, est-ce que l’homme a le droit de se venger ? Ce genre de choses.
Peut-on facilement changer d’obédience ?
Oui, parce qu’on adhère à une association ; on ne vous retient pas si vous voulez démissionner.
On a cependant l’impression qu’une fois entré dans une obédience, on est persuadé que la sienne est la meilleure…
Toujours, évidemment. Jusqu’au jour où on prend un peu d’ampleur et on se rend compte, c’est très rare, qu’on s’est trompé. Une personne veut parler de faits de société ou le contraire. Ou alors des frères se disent pourquoi je ne suis pas avec les sœurs, pourquoi cette ségrégation ? Et ils vont dans une obédience mixte.
Quel est l’intérêt d’être régulier ? Pour la reconnaissance ?
Non, dans le monde maçonnique il y a deux choses, la reconnaissance et la régularité. La reconnaissance, c’est ce réseau d’obédiences géré par la GLUA, qui reconnaît dans chaque pays une obédience et pas les autres. La régularité, c’est le fait d’être uniquement masculin, de travailler avec les trois grandes lumières – l’équerre, le compas, la Bible – et de croire en Dieu. Vous pouvez être régulier reconnu mais que régulier et pas reconnu. La reconnaissance, c’est une forme de franchise.
La GLUA avait retiré sa reconnaissance à la GLNF, pendant la crise et l’a redon- née après. Nous, elle ne nous reconnaît pas. Mais ce n’est pas grave parce que nous recon- naissons toutes les autres obédiences. Nous sommes ouverts sur le monde maçonnique alors que les autres sont fermés sur ce monde et ouverts qu’entre eux.