Voici un écrit,une lettre de Jean Reyor (pseudonyme de Marcel Clavel) écrite en 1953, pour ceux qui d’entre-nous jeunes initiés doutons de la voie, du cheminement que nous avons emprunté…
A ceux qui pensent que la Franc-Maçonnerie est le reflet de la société … sachez que la lecture de cette lettre adressée à un jeune franc-maçon nous permet d’y déceler un espoir…. Je veux y croire… non j’y crois…!
Cet article a paru originellement dans le N°1/311 de la revue Le Symbolisme (octobre-novembre 1953)
Mon Cher Ami,
Votre lettre m’attriste et me déçoit quelque peu. Vous y faites le « bilan » de votre « expérience maçonnique », et celui-ci se traduit pour vous par l’amère conviction que vous avez perdu votre temps au cours de ces dernières années, et qu’en somme vous avez été illusionné par le mirage d’une « Maçonnerie de rêve », mirage provoqué par les écrits de René Guénon et par ceux de Jean Reyor.
Vous n’avez trouvé en Loge, dites-vous, ni une atmosphère vraiment spirituelle ni un vestige de « technique de réalisation ». Vous vous plaignez aussi de ce que le milieu maçonnique, dans son immense majorité, se montre réfractaire à la vérité traditionnelle et ne s’intéresse guère qu’à des spéculations philosophico-scientifiques, quand ce n’est pas aux simples contingences sociales. La curiosité que semblent éveiller chez vos Frères les exposés de questions purement initiatiques ne porte pas de fruits, en ce sens que leur vie n’en paraît pas changée. Tout cela est probablement vrai. Ce n´est pas inattendu.
Si vous le permettez, je ne m’occuperai pas de vos Frères qui ne m’ont jamais demandé aucun conseil, et qui furent peut-être sages, car ce que je puis dire est dur à entendre pour les hommes de ce temps. Je ne m’occuperai que de vous, en fonction de ce que vous dites vous-même.
Seriez-vous par hasard une incarnation du Grand Architecte pour vous permettre de dresser le bilan d´une existence ou d’une tranche de cette existence, fût-ce la vôtre ? Comment pouvez-vous savoir ce que représentent et ce que valent les années dont vous parlez dans le cycle de votre existence humaine et à plus forte raison dans votre destinée totale à travers les cycles des états multiples de l’être ? Que savez-vous si cette initiation maçonnique que vous avez reçue n’est pas un germe qui fructifiera dans d’autres états d’existence, qui fructifiera peut-être aussi demain, dans dix ans, dans vingt ?
Toutefois, si cette éventualité favorable – je parle de la dernière – doit se réaliser, il faut que vous cessiez de considérer votre initiation comme une « expérience », car expérience implique dualité. Il faut que vous vous identifiez à votre qualité de Maçon et non pas que vous vous regardiez jouer le rôle d’un Maçon avec l’idée que demain peut-être, vous quitterez ce rôle pour en choisir un autre. Comment voulez-vous que l’Esprit recteur de l’initiation maçonnique fasse élection d’un support aussi peu sûr ? Car, en Maçonnerie comme ailleurs, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus.
Nul, que je sache, ne vous avait promis, ni même laissé croire, que vous trouveriez dans la Maçonnerie actuelle des « techniques de réalisation », encoure qu’il soit peut-être téméraire de dire qu’on n’en retrouve plus aucun vestige. Votre Loge a, je crois, conservé l’ancienne acclamation écossaise qui est un appel à l’attribut divin de Force. Chaque organisation initiatique reflète, en effet, un attribut divin plus spécialement. Il est certain que la Maçonnerie n’est pas sous le signe de l’attribut de sainteté, par exemple ; elle reflète, comme vous l’apprennent les trois grands « piliers » de la Loge, les attributs de Sagesse, de Force et de Beauté, avec un accent particulier sur la Force, que je traduirais en disant que l’influence spirituelle propre à la Maçonnerie est une puissance connaissante et génératrice d’harmonie. Lorsque vous dites que vous ne trouvez pas en Loge une atmosphère vraiment spirituelle, je me demande si vous ne traduisez pas simplement le sentiment de l’absence d’un élément « dévotionnel » qui peut bien trouver sa place – je dirais même qui devrait trouver sa place – dans la vie quotidienne de chaque Maçon, mais qui n’appartient pas au domaine propre de l’initiation maçonnique. Je pense ici à l’atmosphère dans laquelle se déroulent le rituel d´ouverture et de fermeture des travaux, et non aux discours et aux discussions qui meublent l’intervalle entre l’une et l’autre. Mais ce qui importe, c’est évidemment le rituel, de même que ce qui importe, à l’église, c’est le sacrifice de la messe, beaucoup plus que le sermon du prêtre, qui peut être de qualité fort variable, et que les annonces des réunions des dames patronnesses.
Encore faut-il participer à ce rituel le plus souvent possible et ne pas se dispenser de l’assiduité aux tenues sous le prétexte que les travaux oratoires ne sont pas du genre ou du niveau que vous souhaiteriez, légitimement peut-être. Je suis convaincu, comme vous, que la Maçonnerie moderne, de quelque Obédience que ce soit, est fort loin de représenter intégralement ce que doit être une organisation initiatique, mais elle a à mes yeux un mérite immense : elle existe. Notre Maître Salomon nous en a prévenus : un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort. Il affirmait ainsi, avec vigueur, le réalisme qui caractérise toute attitude vraiment traditionnelle.
Permettez-moi de vous le dire, mon cher ami, c’est vous qui rêvez et, dans l’espoir de vous tirer de votre rêve, je vais vous confier le grand secret de l’attitude initiatique, un secret que j’ai mis bien des années à découvrir. Il consiste en ceci : il faut savoir ce qu’on veut et, à chaque moment, faire ce qu’on peut – mais tout ce qu’on peut – avec les moyens dont on dispose dans ce moment. Le secret est bien banal, n’est-ce pas ? Tous les grands secrets sont simples… à énoncer. Réfléchissez-y et demandez-vous, sans ruser avec vous-même, si vous le mettez en pratique.
Il faut savoir ce quon veut. Que voulez-vous ? Rénover la maçonnerie ? Quand vous êtes venu me trouver, parce que l’étude de l’œuvre de Guénon vous avait donné le désir de la réalisation spirituelle, vous ne m’avez pas dit que vous étiez « missionné » par une autorité traditionnelle pour une entreprise de ce genre ; vous ne m’avez pas dit que des dignitaires d’une Obédience quelconque étaient venus solliciter vos lumières. A lors de quoi vous préoccupez-vous ? Je vais vous confier un autre secret : vous ne rénoverez pas la Maçonnerie, ni vous ni un autre. Sera-t-elle rénovée ou ne le sera-t-elle pas ? Je l’ignore tout à fait. Si elle est rénovée, elle le sera par le Grand Architecte qui, peut-être vous prendra avec six autres, ou avec mille autres, ou bien, vous, ne vous prendra pas, comme un instrument, comme un outil inerte, passif, pour cette reconstruction. S’il vous prend, ce ne pourra être que quand vous aurez abandonné toute volonté propre, quand vous aurez quitté tout désir de rénover quoi que ce soit, tout désir de faire aucune chose particulière, quand vous serez, vis-à-vis de Lui – mais de Lui, et non d’une organisation humaine – « comme le cadavre entre les mains du laveur des morts » ou « comme le bâton entre les mains du vieillard ».
Mais je veux croire qu’une telle ambition ne représente pas ce que vous voulez vraiment. Je veux croire que vous aspirez vraiment à cette réalisation spirituelle dont l’initiation est la condition sine qua non et dont le moyen est précisément l’extinction de la volonté propre, l’identification de votre volonté individuelle et de la volonté du Grand Architecte, qui vous est connue par les règles traditionnelles exotériques et ésotériques, et qui vous est connue aussi par les contraintes auxquelles vous plie le monde extérieur. De ce point de vue, vous vous plaignez de l’absence de techniques de réalisation dans la Maçonnerie. Je ne veux pas sous-estimer le rôle de semblables techniques qu’on retrouve dans l’Hindouisme, le Lamaïsme, l’Islam, l’Hésychiasme, pour ne parler que de choses actuelles et connues dans le monde extérieur. Mais, comme j’ai eu l’occasion de le dire ailleurs [Note : Les Aperçus sur l’initiation (VIII), étude sur l’ouvrage de René Guénon, dans Etudes Traditionnelles de juillet-août 1950.], ces techniques ne représentent tout de même qu’un élément secondaire de la méthode, l’élément principal étant l’attitude intérieure de l’être, son état de soumission vis-à-vis du Principe, l’intensité de sa ferveur, sa capacité de se dégager de tout ce qui n’est pas l’Unique Chose nécessaire. Les techniques peuvent accentuer, faciliter, cette attitude interne de l’être ; elles ne peuvent pas la créer, et elles ne doivent normalement être confiées qu’à ceux qui ont fait préalablement la preuve qu’ils étaient capables de remplir les obligations communes à tous les croyants exotériques et de remplir aussi les obligations les plus élémentaires d’une organisation initiatique, à commencer par l’assiduité aux travaux.
Que la Maçonnerie possède aujourd’hui des techniques de réalisation ou n’en possède pas, me paraît tout à fait dépourvu d’importance pour vous, d’après ce que vous dites vous-même. Comme raison complémentaire de votre non-assiduité aux Tenues, vous me dites que vos aoccupations professionnelles et vos obligations familiales vous empêchent assez fréquemment d’y assister. Vous êtes, d’autre part, un fidèle d’une des religions révélées mais vous reconnaissez que la fatigue, l’ambiance familiale, vous amènent à écourter ou à omettre certaines obligations rituelles. Je connais trop bien les conditions matérielles et psychiques de notre époque pour être tenté de vous adresser le moindre reproche à ce sujet, mais enfin il ne faut pas rêver. Si vous êtes incapable de remplir convenablement des obligations de caractère préparatoire, comment voudriez-vous mettre en œuvre une technique de réalisation impliquant une stricte discipline quotidienne et qui demanderait chaque jour un temps dont, semble-t-il, vous ne disposez pas ? – Votre cas n’est pas unique. J’ai connu des gens qui recherchaient l’initiation islamique, mais qui se révélaient incapables d’accomplir les cinq prières journalières et d’observer le jeûne du mois de Ramadan. j’en ai connu d’autres qui recherchaient l’initiation chrétienne et, comme on leur conseillait, à titre de préparation, d’entreprendre une étude sérieuse de l’Ancien et du Nouveau testament, j’en ai entendu répondre que « c’était bien gros et qu’ils n’avaient pas le temps ». Est-ce bien sérieux ? Encore une fois, il ne s’agit de blâmer personne, mais enfin il n’y a pas de loi sur le territoire de la IVe République qui oblige les gens à rechercher l’initiation quand ils n’ont pas la possibilité de poursuivre une carrière spirituelle. On peut, n’est-ce pas, être honnête homme et faire son salut sans cela.
Marius Lepage, dans son article du numéro de novembre 1952-janvier 1953, écrivait que le problème des qualifications – tant physiques que spirituelles – est un des plus obscurs qui soient. Il est sûr qu’en l’absence de sciences traditionnelles précises, il est bien difficile de déterminer les qualifications foncières d’un individu, car il ne nous est guère parvenu à cet égard qu’une liste de disqualifications corporelles. Mais nous pouvons plus aisément déterminer les qualifications « actuelles » pour entreprendre un travail de réalisation spirituelle et là, les conditions d’existence d’un être, les possibilités de liberté [Note : Cf. l’article Libre et de bonnes mœurs dans Etudes Traditionnelles d’octobre 1952] que lui laissent les nécessités matérielles de la vie et son entourage familial, fournissent des indications qu’on ne peut pas négliger. Et qu’on ne crie pas à l’injustice. Qu’on ne me dise pas que tel individu est doué mais que seules les contingences l’empêchent de se livrer à sa vocation spirituelle, car l’homme et son destin sont inséparables, le second traduisant nécessairement la nature interne du premier. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’être considéré n’est pas actuellement prêt, étant entendu que, dans ce monde de la mutation et du changement, tout change à chaque moment d’une façon ou d’une autre.
Cette lettre, je le crains, vous semblera d’abord bien dure et bien décourageante. Il n’en est rien cependant. Si vous avez véritablement une vocation spirituelle, vous pourrez, jour après jour, travailler à rectifier et votre attitude interne et vos conditions externes d’existence, étant entendu que cette dernière modification ne peut s’accomplir légitimement que dans la stricte observance des obligations, familiales et autres, prescrites par toutes les traditions et en conformité avec les vertus de justice et de charité. L’aide du Grand Architecte, à laquelle vous avez droit par votre initiation dans la mesure où vous voulez vraiment ne faire que Sa volonté, l’aide du Grand Architecte ne vous fera sûrement pas défaut. Et le temps qui accomplira en vous et autour de vous des modifications, qui les amènera peut-être aussi pour d´autres que vous, amènera peut-être également et par cela même, la rénovation de la Maçonnerie.
Mais, direz-vous, si malgré mes efforts, ma destinée n’est pas d’atteindre en cette vie un degré quelconque de réalisation spirituelle, à quoi cela m’aura-t-il servi ? Je pourrais vous répondre, comme je le disais au début, que le germe fructifiera peut-être dans un autre état d’existence. Mais je veux vous donner une réponse valable dès cette vie et qui est à peu près celle que Pascal appliquait, non au domaine de la connaissance initiatique, mais au domaine de la foi : si vous faites ces efforts, vos avez peut-être tout à gagner et vous n’avez rien à perdre. Car vous me permettrez bien d’appeler « rien » tout ce que vous pourriez acquérir dans des chemins qui ne seraient ni ceux de la Connaissance ni ceux de la Foi.