La fascination pour l’Égypte antique n’a jamais été sans risque. Depuis les premières fouilles archéologiques, des récits de malédiction accompagnent régulièrement les découvertes. Qu’en était-il réellement au cœur de la société égyptienne ?
Hollywood nous l’a bien appris : mieux vaut ne pas déranger le repos éternel d’un pharaon. Pièges antiques, malédictions et autres momies veilleraient en effet sur les dépouilles des rois égyptiens et menaceraient quiconque oserait s’en approcher.
En haut de la liste des maléfices millénaires : la malédiction du tombeau de Toutankhamon, qui défraye aujourd’hui encore la chronique. Suite à la découverte du tombeau du roi au masque d’or en 1922, plusieurs personnalités associées à la découverte se sont brutalement éteintes.
« Tout est parti du décès prématuré du mécène de Carter, Lord Carnarvon, quelques mois après la découverte », présente Isabelle Régen, égyptologue spécialisée des textes funéraires égyptiens de l’équipe Égypte Nilotique et Méditerranéenne (EnIM) de l’Université de Montpellier. « De là s’est ensuivie une série de biais de confirmation de la « malédiction » face à tout événement perçu comme inhabituel. Pourtant, Howard Carter est décédé presque vingt ans après la fouille ! »
Si les premières fouilles méthodiques des tombeaux égyptiens sont attribuées à Sir Flinders Petrie, en 1880, la civilisation égyptienne fascine depuis longtemps les sociétés occidentales. Les momies elles-mêmes furent ainsi utilisées dans divers domaines, de la fabrication de pigments à l’organisation de soirées de « déballage de momies », en passant par la confection de remèdes.
À la suite de la malédiction du pharaon, d’autres malédictions se succédèrent pour entraîner dans la tombe explorateurs, mécènes et archéologues ; encore aujourd’hui, les suspicions refont surface dès la découverte de nouveaux artefacts. En 2018, la découverte d’un mystérieux sarcophage noir avait ainsi inquiété de nombreux internautes.
Cependant, si l’Égypte antique est souvent perçue comme une société profondément mystique, presque occulte, qu’en était-il réellement, au temps des pharaons ?
Longtemps le lieu de sépulture de la haute noblesse égyptienne, la Vallée des Rois abrite au moins soixante-trois tombeaux qui ont été identifiés, y compris celui du pharaon Toutankhamon. La mort prématurée de plusieurs archéologues à l’origine de la découverte du tombeau a été attribuée à la malédiction du pharaon.
DERRIÈRE LES MALÉDICTIONS, LA JUSTICE
Si l’idée d’une intervention paranormale est loin de convaincre la communauté scientifique, la présence de formules de menace à l’entrée des tombes antiques est quant à elle bien réelle, et ce chez les plus hauts représentants de la société de l’époque comme chez les personnalités plus anonymes.
« Ce type de formulation dissuasive se retrouve ailleurs, dans des documents relatifs à des donations ou dans des décrets. L’objectif est donc essentiellement lié à la préservation d’une propriété », explique Isabelle Régen. « Il n’est pas fortuit que la phraséologie de ces inscriptions présente des similarités avec celle de la sphère juridique. L’égyptologue Jan Assmann a […] formulé l’hypothèse selon laquelle ces formules de menace viendraient compenser les erreurs et les vides juridiques. »
Plutôt que de faire appel à des forces surnaturelles, les « malédictions » pourraient donc remplir le rôle de rappel des sanctions encourues. L’étude des textes juridiques égyptiens a en effet permis de créer un parallèle entre les menaces faites aux pilleurs de tombe et les sanctions de l’époque. En cas de capture, le criminel pouvait en effet faire face à de nombreuses condamnations particulièrement violentes n’ayant rien à envier aux menaces d’une malédiction.
Entre autres, l’humiliation publique, la mutilation du visage ou des membres, ou encore les coups de bâtons pouvaient être invoqués. Dans les cas les plus graves, les sanctions pouvaient aller jusqu’à une exécution par le feu ou les animaux sauvages, voire jusqu’à la punition de la famille du coupable.
Pis encore, elles pouvaient se prolonger dans l’au-delà, expliquant une grande partie de l’aspect religieux des menaces.
« La violence promise à l’éventuel transgresseur pouvait ne pas s’arrêter ici-bas, mais se prolonger après sa mort », ajoute l’égyptologue. « [Par exemple, au travers de la] non-admission dans l’au-delà par le tribunal divin ; la privation de sépulture et d’offrandes, l’oubli ou la destruction du nom du défunt. »
LA PART DES DIEUX
Même libérées de leur nature paranormale, les mises en garde aux portes des tombes égyptiennes soulèvent de nombreuses questions, et les nombreuses références à la mort et à l‘au-delà esquissent une société très spirituelle.
« L’historien grec Hérodote, au 5esiècle avant notre ère, disait que les Égyptiens étaient les plus religieux de tous les hommes », rapporte Isabelle Régen. « Il faut dire que la religion imprégnait tous les domaines de l’existence, de la naissance au trépas ; elle n’était pas cantonnée à une place définie. »
Selon l’égyptologue, les textes anciens racontent en effet une vie tournée vers les dieux et dédiée à un culte resté anonyme : à l’inverse de la chrétienté, du bouddhisme ou encore de l’islam, le culte des divinités égyptiennes ne possède pas de nom.
« En égyptien, le mot « religion » n’existe pas ; le terme de religion vient d’un mot latin, religio », explique la chercheuse. « Les calendriers de fêtes que nous possédons suggèrent une vie religieuse intense ; un calendrier des Jours Fastes et Néfastes indique que la religion pouvait influer sur les actions du quotidien. »
Au centre de ces cultes se trouve un panthéon qui subit de nombreuses évolutions au cours de l’Histoire. S’étendant sur près de trois millénaires, de 3400 à 332 avant notre ère, la période de l’Égypte antique connut de nombreuses variations aussi bien sociales que politiques, ou encore religieuses.
« Pour les époques les plus reculées, cela est ardu à démêler, mais il est évident que les Égyptiens furent traversés par diverses influences, et ce tout au long de leur histoire, car la religion égyptienne est un concept dynamique », explique Mme Régen. « Le polythéisme évolue dans le temps et l’espace, car la religion est ancrée dans la réalité historique, sociologique et culturelle du pays. »
Parmi ces influences, plusieurs divinités d’autres panthéons purent être intégrées au culte, particulièrement durant le Nouvel Empire, de 1551 à 1080 avant notre ère. Débutant sous le règne d’Ahmôsis Ier et s’achevant avec Ramsès XI, c’est également cette dynastie qui vit le règne de figures emblématiques de l’Égypte antique, telles qu’Akhenaton ou Toutankhamon.
Caractérisée par de nombreuses conquêtes et une expansion territoriale, elle entraîna un contact avec de nombreuses autres ethnies, en particulier au Proche-Orient et en Nubie. À la suite de ces conquêtes, le panthéon égyptien se retrouva enrichi de plusieurs divinités.
« La traduction la plus manifeste de ces influences étrangères dans la religion égyptienne est l’intégration de divinités non égyptiennes […], comme par exemple, les déesses Anat, Artasté et Qadech et les dieux Réchep, Baâl, Ach, Sopdou et Dédoun », cite l’égyptologue. « Enfin, comme l’hybridation culturelle se fait dans les deux sens, les Égyptiens furent influencés et influenceurs. Le cas de la Nubie (actuel Soudan) en offre de nombreux témoignages. »
Selon Isabelle Régen, d’autres dieux plus connus cohabitèrent également avec les divinités égyptiennes, tels que des divinités grecques et romaines, pour lesquelles des temples furent construits à Oxyrhynchos. Plus célèbre encore, dans la ville d’Éléphantine au sud de l’Égypte, un temple dédié à Yahvé est cité dans des écrits du 5e siècle.
S’adaptant au fur et à mesure de l’évolution de sa civilisation, le culte des divinités égyptiennes imprégna ainsi chaque aspect de la vie des Égyptiens anciens. Plus qu’une malédiction surnaturelle, les sanctions s’appuyant sur des références religieuses faisaient donc surtout office de punitions exceptionnelles, réservées aux crimes les plus graves.
Des déesses ailées protègent chaque coin du sarcophage en pierre de Toutankhamon, qui repose encore dans son tombeau de la Vallée des Rois. On sait que d’autres membres de la royauté égyptienne furent inhumés dans la zone, mais leurs sépultures ne furent jamais localisées, ce qui soulève une question passionnante : est-il encore possible de découvrir d’autres tombeaux comme celui de Toutankhamon ?
« COLD CASE » DÉSERTIQUE
Face à des pratiques si anciennes, il est malheureusement inévitable de perdre une grande partie des données historiques. L’ancien égyptien étant une langue morte et l’alphabétisation ne concernant qu’une frange minoritaire de la population, de nombreux détails de la vie spirituelle de l’époque resteront certainement hors d’atteinte.
« Dans le cas d’un rituel, on ne peut assister à l’acte in vivo et on se retrouve donc face à des « cold cases » dont on doit collecter l’ensemble des éléments encore observables », explique Isabelle Régen. « Il est évident que tout un pan immatériel ou éphémère de la cérémonie nous échappe presque totalement, comme par exemple les émotions ressenties par l’officiant ou le public. Il faut donc apprendre à raisonner avec cette absence. »
En l’absence d’une grande partie de ces informations, les recherches théologiques ressemblent donc bien souvent à un immense jeu de piste dans le désert : un exercice qui se heurte également à la nature même des documents retrouvés.
« L’écrit, sorte d’ersatz de la parole perdue des anciens Égyptiens, doit inciter à la prudence […]. Il faut toujours se demander qui a écrit ce texte, pourquoi, et dans quel contexte », met-elle en garde. « En d’autres termes, il ne faut pas toujours prendre le texte au pied de la lettre, particulièrement dans le domaine historique. »
TRÉSORS PERDUS DE LA VALLÉE DES ROIS – BANCE ANNONCE
Pour pallier ce problème, la confrontation avec les données archéologiques peut limiter en partie les risques de mauvaise interprétation. L’histoire de l’Égypte antique s’étendant cependant sur plusieurs siècles, il arrive régulièrement que les lieux ou évènements évoqués dans un texte aient depuis longtemps été avalés par le sable et la poussière.
Dans ces conditions, il est donc très complexe pour les chercheurs et chercheuses de réellement reconstituer les rites égyptiens dans leur intégralité, laissant de nombreux angles morts à l’interprétation des textes.
De ces zones d’ombre naissent la majorité des théories et mythes de malédictions antiques. Impossibles à démentir ou à confirmer, elles participent encore aujourd’hui à renforcer la fascination du public pour la civilisation égyptienne.
« L’imaginaire tient une grande place dans notre perception de la civilisation égyptienne ancienne. [Les idées reçues] sont nombreuses », conclut Isabelle Régen.
Source : DE LOU CHABANI -PUBLICATION 18 JANV. 2023
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