Luc Nefontaine écrivit en 2000 une très belle réflexion sur les francs-maçons et la mort : sur ce rapport intime et symbolique que les initiés tissent avec la fin physique de l’Homme.
Luc Nefontaine est un chercheur et enseignant belge né le 5 novembre 1959 à Namur en Belgique, spécialiste des sectes et de la franc-maçonnerie.
La franc-maçonnerie est une société où se célèbre la vie. Résolument optimistes, les maçons pensent que le monde dans lequel ils vivent peut et doit être amélioré.
Un tel programme passe nécessairement par la construction de soi- même. Chemin de perfectionnement, d’acquisition des vertus, chemin aride pour certains qui s’adoucit cependant au contact des frères. La fraternité vient mettre un baume sur les épreuves de la vie. Les agapes qui terminent une tenue constituent des moments privilégiés de détente où le vivre devient le bon vivre, où l’on se laisse aller aux plaisirs de la conversation et de la plaisanterie.
Mais la mort plane sur chaque existence et sur chaque communauté. Elle touche les maçons, qui ne sont pas immortels… Elle affecte souvent la vie d’une loge.
Lorsqu’un frère « passe à l’Orient éternel », il a droit à des funérailles que l’on dirait maçonniques si elles se déroulaient dans la loge. Mais il n’en va pas ainsi. Si les obsèques se déroulent dans une église, ou dans un endroit plus neutre comme un funérarium, le cercueil pourra être recouvert d’un drap orné de symboles maçonniques. Un frère de l’atelier, généralement l’orateur, dévoilera son appartenance en prononçant une allocution qui exprimera les sentiments de tous.
La franc-maçonnerie est une société de mémoire. Dans la loge, il est fait régulièrement mémoire des frères ou des sœurs décédés. Il y a un devoir de faire mémoire. « Nos cœurs ne doivent pas être le tombeau de nos frères » dit joliment le maçon Roland Gillard. D’une certaine manière, les maçons survivent au travers de leurs frères. L’Orient éternel n’est qu’une métaphore pour exprimer un au-delà de l’existence individuelle. La formule n’induit aucune croyance, ni aucune négation d’une quelconque croyance : des maçons croient au ciel, d’autres n’y croient pas. Ce n’est pas cela qui est en cause dans la mort maçonnique. Ce dont il est question, c’est d’une chaîne d’union qui est brisée.
On sait qu’à la fin de leurs travaux, pour exprimer au mieux les sentiments de solidarité et de fraternité qui les lient, les maçons forment la chaîne d’union en se donnant la main. Qu’un des leurs vienne à mourir et voilà cette belle fraternité soudainement en deuil, comme cela se passe dans n’importe quelle famille. Le rituel est beau qui veut qu’au décès d’un frère la chaîne d’union se fasse de manière ouverte, sans se donner la main. Mieux : le plus jeune apprenti prendra la place du frère disparu. Ainsi, la vie continue, les maçons se remettent à l’ouvrage avec dans leur cœur le souvenir des frères qui se trouvent à l’Orient éternel, en pleine lumière. Les tenues funèbres commémorent le souvenir de francs- maçons disparus ; « elles commencent dans l’affliction et la tristesse, mais elles s’achèvent toujours par des mots d’espérance » écrit Vladimir Biaggi.
La batterie de deuil (« Gémissons ! ») est toujours suivie d’une batterie d’allégresse (« Espérons ! »).
Société initiatique, la franc- maçonnerie cultive le bon vivre, qui est en définitive l’apprentissage du bien mourir. Oserions-nous dire que la mort est centrale dans une société initiatique ? Sans doute. Dès son entrée, le profane qui vit son initiation est invité à se dépouiller du vieil homme qui est en lui pour renaître à une nouvelle vie. Il passera plusieurs heures dans le silence et la solitude du cabinet de réflexion, un petit local faiblement éclairé, où il verra l’image de la mort sous la forme d’une faux, d’un sablier, d’un squelette, d’un
crâne, où il lui sera demandé de rédiger son testament philosophique, véritable bilan de sa vie, véritable travail de deuil également. Moment privilégié : il meurt, il apprend à mourir symboliquement, et cette expérience n’est que trop rare dans nos sociétés sécularisées dont on sait assez qu’elles s’acharnent à occulter la mort.
Au troisième degré, qui est celui de maître et qui fait que l’initié devient pleinement maçon, la mort est explicitement mise en scène. Le compagnon (deuxième degré) va vivre le rôle du maître Hiram assassiné par trois mauvais compagnons, enseveli puis retrouvé par des maî- tres grâce à une branche d’acacia qui sort de terre. Le compagnon s’identifie un temps à Hiram : c’est lui qui est assassiné, mais c’est lui aussi qui est relevé de terre.
Ainsi la franc-maçonnerie propose-t-elle une propédeutique de la mort. Ainsi le maçon devrait-il, mieux que d’autres peut-être, être préparé à la mort. La sienne s’entend…
OUVRAGES DE LUC NEFONTAINE