Dans l’éditorial « Rue89 » ,Catherine Kintzler, philosophe, dresse un bilan de la « mixité » au sein de Grand Orient de France : rappel des faits et billet d’humeur d’un sœur sur une actualité maçonnique des plus plus brûlante.
Catherine Kintzler, née en 1947, est une philosophe française, spécialiste de l’esthétique et de la laïcité. Agrégée de philosophie, docteur en philosophie, elle est professeure émérite à l’université Lille III.
Dans une lettre adressée aux loges, le conseil de l’ordre du Grand Orient de France (GO) vient d’annoncer jeudi son intention de faire appel de la récente décision (8 avril) de la justice maçonnique reconnaissant la liberté des loges du GO d’initier des femmes. On est donc revenu, sur la question de l’admission des femmes au GO, à la case départ.
Une précision, quelques faits et une distinction
Une précision. Il n’y a ici aucune divulgation de « secrets ». Les éléments que j’utilise reprennent des informations rendues publiques, notamment dans L’Express et Le Figaro. Moi-même initiée dans une obédience a-dogmatique, laïque (et mixte), je travaille depuis longtemps avec le GO, où je reçois toujours un chaleureux et fraternel accueil. Le texte suivant n’a donc aucun caractère antimaçonnique, et il ne s’en prend, au sein du GO, qu’à ceux qui prétendent y rendre l’homosexuation masculine contraignante pour toutes les loges.
Quelques faits. En 2008, s’appuyant sur le silence du règlement général du GO en la matière (ce règlement ne précise nulle part que le GO ne doit initier que des personnes de sexe masculin), quelques loges ont initié des femmes.
En septembre 2009, le Convent (assemblée législative) du GO refusait aux loges la liberté d’initier des femmes, mais sans modifier le règlement. Le 8 avril 2010, l’instance suprême de la justice maçonnique confirmait que, en l’absence de toute précision réglementaire, les loges peuvent jouir de la liberté d’initier des femmes. C’est contre cet arrêt que, on l’a appris jeudi, le conseil de l’ordre s’apprête à faire appel.
Une distinction. Il ne s’agit pas de mixité, mais de la liberté des loges d’examiner les candidatures quel que soit le sexe des impétrants. La nuance est de taille : la mixité imposerait à toutes les loges l’obligation d’examiner les candidatures de l’un et de l’autre sexe ; la liberté de le faire implique aussi celle de ne pas le faire.
Ainsi, selon cette décision de justice qui soulève tant de vagues, les loges du GO peuvent ne pas user de cette liberté et restent libres de conserver l’homosexuation masculine. Pour plus de précision, voir l’article de C. Arambourou sur mon blog et celui de Hiram Abi dans Rue89.
Pire que le machisme : une haine de la liberté d’autrui ?
Les attendus de l’appel, comme toujours dans ce genre d’affaire, sont d’ordre formel. Mais on ose à peine imaginer les véritables raisons de ce retour à la case départ. Cette réaction à la récente décision de la justice maçonnique a, semble-t-il, été prise sur l’intervention de loges qui répugnent à l’admission des femmes. Elle suggère une hypothèse pire qu’un pur et simple machisme désuet.
En effet, la répugnance de certains à examiner des candidatures féminines ne suffit pas à expliquer cette marche arrière spectaculaire. Pour le faire, il faut supposer de plus que la liberté de les examiner leur répugne généralement, y compris et surtout si elle était exercée par d’autres qu’eux, et alors qu’elle n’entrave en rien celle qu’ils entendent exercer.
On retrouve là une structure connue qui touche la question même de la liberté en tant qu’elle est celle d’autrui. Si jamais les autres exerçaient un droit -une force, un talent- que je m’interdis, mais quelle horreur, où on va là ?
Puisque je suis macho, je dois imposer à mon frère de l’être aussi, pour son bien, et l’empêcher d’exercer une liberté qui pourtant ne me nuit pas !
Voilà jusqu’où va la sollicitude pour ce que fait votre frère, votre ami, votre semblable ? Un tel altruisme ressemble fort à ce que la charité a de plus féroce -on en connaît la roborative analyse qu’en fit Nietzsche dans sa « Généalogie de la morale ». Mais on n’a pas attendu Nietzsche pour en avoir la formule ironique et poétique, que Boileau, se rappelant un vers ancien, plaça dans son « Lutrin » : « Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ? »
En maçonnerie, est licite ce qui n’est pas interdit
On peut se laisser aller aussi à supposer que les mêmes ne digèrent pas qu’un pouvoir judiciaire (en l’occurrence leur propre justice) s’appuie sur un règlement écrit, ou plutôt sur un silence de ce règlement -lequel n’impose aucune condition de sexe aux impétrants. Or, en maçonnerie comme en République, est licite tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi.
Si ces hypothèses sont avérées, on est alors bien au-delà des bassesses misogynes. Une telle répulsion devant l’exercice d’un droit par ceux qui souhaitent en user et une telle indisposition devant une liberté logée dans le silence de la loi ne se borneraient pas en effet à exclure les femmes d’une association philosophique et humaniste.
Je ne vois pas d’autre nom à leur donner que la haine de la liberté, espèce admirable et politique du ressentiment.
Contrairement à ce qui arrive ordinairement, on passerait ici de la comédie à la tragédie larmoyante -ce serait, il faut le reconnaître, une forme de grandeur. Il faut tout de même ajouter que la grandeur n’exclut pas le ridicule, qui peut atteindre des sommets.
Mais non, ce n’est pas possible, vous n’y pensez pas : comment certains francs-maçons pourraient-ils haïr la liberté d’autrui ? Ce sont juste des hypothèses malignes, inventées de toutes pièces par mon féminisme hystérique. Car tant de fiel, sûrement, et tant de passions tristes ne peuvent entrer dans l’âme d’un franc-maçon.