LE CHEMIN DES MOTS – un conte de Jacques Salomé, extrait de Contes à guérir, Contes à grandir.
Il était une fois une petite fille qui ne trouvait jamais les mots pour dire ce qu’elle ressentait. Chaque fois qu’elle tentait de s’exprimer, de traduire ce qui se passait à l’intérieur d’elle, elle éprouvait une sorte de vide. Les mots semblaient courir plus vite que sa pensée. Ils avaient l’air de se bousculer dans sa bouche mais n’arrivaient pas à se mettre ensemble pour faire une phrase. Dans ces moments-là, elle devenait agressive, violente, presque méchante.
Et des phrases toutes faites, coupantes, cinglantes sortaient de sa bouche. Elles lui servaient uniquement à couper la relation qui aurait pu commencer.
– De toute façon tu peux pas comprendre.
– Ca sert à rien de dire.
– C’est des bêtises de croire qu’il faut tout dire!
D’autres fois, elle préférait s’enfermer dans le silence, avec ce sentiment douloureux Que de toute façon personne ne pouvait savoir ce qu’elle ressentait, qu’elle n’y arriverait jamais. Que les mots ne sont que des mots. Mais tout au fond d’elle-même, elle était malheureuse, désespérée, vivant une véritable torture à chaque tentative de partage.
Un jour, elle entendit un poète qui disait à la radio que « Il y a chez tout être humain un chemin des mots qu’il appartient à chacun de trouver. » Et, dès le lendemain, la petite fille décida de partir sur le chemin des mots qui était à l’intérieur d’elle.
La première fois où elle s’aventura sur le chemin des mots, elle ne vit rien. Seulement des cailloux, des ronces, des branchages, des orties, et quelques fleurs piquantes. Les mots du chemin des mots semblaient se cacher, paraissaient la fuir. La seconde fois où elle chemina sur le chemin des mots, le premier mot qu’elle vit sur la pente d’un talus fut le mot OSER. Quand elle s’approcha, ce mot osa lui parler. Il dit d’une voix exténuée: « Veux-tu me pousser un peu plus haut sur le talus? » Elle lui répondit: « Je crois que je vais te prendre avec moi et que je vais t’emmener très loin dans ma vie. »
Une autre fois, elle découvrit que les mots étaient comme des signes sur le bord de ce chemin et que chacun avaient une forme différente et un sens particulier. Le deuxième mot qu’elle rencontra fut le mot VIE. Elle le ramassa, le mit contre son oreille. Tout d’abord, elle entendit rien. Mais en retenant sa respiration, elle perçut comme un petit chuchotement: « Je suis en toi, je suis en toi » et plus bas encore: « Prend soin de moi. » Mais là, elle ne fut pas très sure d’avoir bien entendu.
Un peu plus loin sur le chemin des mots, elle trouva un petit mot tout seul, recroquevillé sur lui-même, tout frileux comme s’il avait froid. Il avait vraiment l’air malheureux ce mot-là. Elle le ramassa, le réchauffa un peu, l’approcha de son coeur et entendit un grand silence. Elle le caressa et lui dit: « Comment tu t’appelles-toi? » Et le petit mot qu’elle avait ramassé lui dit d’une voix nouée: « Moi, je suis le mot SEUL. Je suis vraiment tout seul. Je suis perdu, personne ne s’intéresse à moi, ni ne s’occupe de moi. » Elle serra le petit mot contre elle, l’embrassa doucement et poursuivit sa route.
Près d’un fossé sur le chemin des mots, elle vit un mot à genoux, les bras tendus. Elle s’arrêta, le regarda et c’est le mot qui s’adressa à elle: « Je m’appelle TOI« , lui dit-il. « Je suis un mot très ancien mais difficile à rencontrer car il faut me différencier sans arrêt des autres. » La petite fille le prit en disant: « J’ai envie de t’adopter, toi, tu seras un bon compagnon pour moi. »
Sur le chemin des mots elle rencontra d’autres mots qu’elle laissa à leur place. Elle chercha un mot tout joyeux, tout vivant. Un mot qui puisse scintiller dans la nuit de ses errances et de ses silences. Elle le trouva au creux d’une petite clairière. Il était allongé de tout son long, paraissait détendu les yeux grands ouverts. Il avait l’air d’un mot tout à fait heureux d’être la. Elle s’approcha de lui, lui sourit et dit: « C’est vraiment toi que je cherchait, je suis ravie de t’avoir trouvé. Veux-tu venir avec moi ? » Il répondit: « Bien sûr, moi aussi je t’attendais… » Ce mot qu’elle avait trouvé était le mot VIVRA.
Quand elle rassembla tous les mots qu’elle avait recueillis sur le chemin des mots, elle découvrit avec stupéfaction qu’ils pouvaient faire la phrase suivante: Ose ta vie, toi seule la vivras, elle répéta plus lentement: « Ose ta vie, toi seule la vivras.«
Depuis ce jour, la petite fille prit l’habitude d’aller se promener sur le chemin des mots. Elle fit ainsi des découvertes étonnantes, et ceux qui la connaissent furent très surpris d’entendre tout ce que cette petite fille avait à l’intérieur d’elle. Ils furent étonnés de toute la richesse qu’il y avait dans une petite fille très silencieuse.
Ainsi ce termine le conte de la petite fille qui ne trouvait jamais les mots pour se dire.
JACQUES SALOME (Contes à guérir, Contes à grandir)