Voici l’un de ses textes intitulé « La Franc-Maçonnerie opérative et spéculative : la perte lors du passage de l’opératif au spéculatif » La perte lors du passage de l’opératif au spéculatif.
Planche fort intéressante par sa qualité historique et philosophique.
Nous allons retomber des hauteurs dans l’histoire et les petits faits historiques, mais nous essayerons aussi de remonter des petits faits aux idées générales. Ce colloque porte sur l’idée de tradition, de transmission, et j’ai pensé qu’il serait intéressant, pour la maçonnerie, qu’elle se penche sur une question capitale qui est celle de ce qui a été transmis, de quelle façon et pourquoi, lors du passage de la maçonnerie opérative à la maçonnerie spéculative. Il faut à notre avis, prendre le contre-pied de l’opinion courante, et considérer la maçonnerie spéculative comme n’étant, à bien des points de vue, qu’une dégénérescence de la maçonnerie opérative
Introduction
1. Les difficultés de l’étude
Le passage de la maçonnerie opérative de ses racines médiévales au stade institutionnel d’une maçonnerie spéculative, à Londres, en 1717, a suscité des appréciations très divergentes et soulevé des questions imparfaitement résolues, concernant les faits aussi bien que leurs causes. Ce problème des origines inclut celui de savoir quelle est la nature fondamentale de la franc-maçonnerie. Il est sous-jacent aux formulations étrangement contradictoires que nous rencontrerons chemin faisant. Trop souvent, les auteurs ne semblent pas assez conscients des présupposés philosophiques, religieux ou autres, qui dictent leurs conclusions. Nous tenterons d’en éclaircir certains et préciserons dès le début le cadre métaphysique de ce travail.
Le problème complexe de cette évolution a reçu fréquemment des solutions trop simplifiées où l’esprit de système s’éloigne fâcheusement de la réalité. On perçoit les passions derrière les constructions intellectuelles. Ainsi, pour ne citer qu’un récent exemple, lors d’une présentation de ses travaux novateurs sur le rôle de la maçonnerie opérative écossaise, devant la très sérieuse loge de recherches anglaise des Quatuor Coronati, l’érudit écossais David Stevenson a qualifié l’ambiance de carnassière . Peut-être quelques souvenirs des antagonismes passés entre les deux royaumes venaient-ils s’ajouter aux investissements individuels dans les théories admises, contestées de surcroît par un profane ?
2. La théorie traditionnelle
La position qui inspire ce travail est celle, bien traditionnelle, qui considère la maçonnerie comme une initiation de métier et y retrouve les caractéristiques classiques de ce genre d’organisation. Elle y voit un cas particulier, développé en milieu judéo-chrétien, du phénomène universel de l’initiation, partout étudié par les ethnologues. Il nous semble, qu’aborder la question de ce point de vue englobant, permet d’intégrer certaines des contradictions auxquelles aboutissent des vues étroitement historiques, politiques, psychologiques etc. Nous espérons montrer que cette vision synthétique est celle qui s’adapte le mieux aux faits.
La difficulté présentée par cette ambition est qu’elle se réfère à une conception du monde presque complètement disparue de la civilisation matérialiste moderne désacralisée. « On a souvent affirmé, écrit Mircea Eliade, qu’une des caractéristiques du monde moderne est la disparition de l’initiation » . On peut se référer pour un exposé contemporain du point de vue traditionnel à l’oeuvre en général de René Guénon. Ce qui caractérise nos sociétés occidentales actuelles, c’est justement qu’elles ne sont plus structurées par une vision intégrante du monde, métaphysique, religieuse et pratique, dont les organisations initiatiques sont des vecteurs essentiels. La société éclatée et les individus à la dérive sont les témoins de cette absence d’un lien vécu entre le monde, les êtres et leurs semblables, ainsi qu’avec le principe transcendant oublié. C’est ce que savent toutes les traditions complètes. Pour le grand kabbaliste Isaac Louria et son disciple Hayyim Vital, le péché d’Israël c’était, « l’oubli progressif de la tradition ésotérique » . Pour René Guénon : « Il n’y a plus guère, dans le monde occidental, comme organisations initiatiques pouvant revendiquer une filiation authentique que le compagnonnage et la franc-maçonnerie » , deux initiations artisanales. Les autres initiations, sacerdotales, royales, hermétique et alchimique, chevaleresque, ont complètement disparu ou sont confinées dans des milieux si secrets et/ou restreints, qu’elles sont quasi inaccessibles en dehors de ce qui a survécu dans la franc-maçonnerie. Nous ne parlons pas des contrefaçons répandues sur le marché.
La simple compréhension de cette vision traditionnelle dans son intégrité est fort difficile pour l’occidental moyen car elle suppose un véritable changement de paradigme, au sens de Thomas Kuhn une révolution dans notre compréhension de la réalité. Pour rendre justice à nos ancêtres, il nous faut retrouver la vision sacrée du monde qu’ils partageaient au Moyen Age. Ils n’avaient pas éliminé de leur vie, l’existence de Dieu, l’habitation du Saint Esprit en l’homme, l’action efficace des bonnes oeuvres, celles de la prière et de la méditation ou l’espérance d’une forme plus ou moins parfaite de béatitude éternelle après la mort pour citer en vrac quelques points d’importance. Ce sont ces points et quelques autres qui donnent leur véritable éclairage aux légendes, rites, symboles et pratiques de la fraternité initiatique des maçons opératifs. On peut aussi les considérer à partir de ce que nous avons compris ou expérimenté des initiations bouddhiques tantriques, lesquelles fournissent un parallèle traditionnel éclairant auquel nous aurons parfois recours.
La conception traditionnelle de l’initiation comme transmission d’une influence spirituelle destinée à éveiller l’esprit caché du futur initié (cf. René Guénon) peut être illustrée par le symbole géométrique de la croix. Il comporte, dans sa ligne horizontale, l’indication d’une forme particulière qui remonte historiquement sans rupture au fondateur, avatar divin, prophète comme Salomon, Sakyamouni pour une initiation bouddhique, auquel l’initié fait allégeance par serment, en s’ouvrant à ce courant spirituel. La ligne verticale se réfère au prinçipe transcendant intemporel et universel que les rites doivent dévoiler. Au centre de la croix, l’initié doit tenir compte du particulier comme de l’universel, ce qui peut être crucifiant.
3. Les limites de l’histoire
Nous ne nous étendrons pas sur les problèmes obscurs des aspects proprement historiques. Nous ne retiendrons que les faits largement connus, généralement acceptés, pour lesquels existe une documentation précise. Ils suffisent à la compréhension des points essentiels d’ordre spirituel et initiatique qui nous retiennent aujourd’hui.
Nous tolérons donc plus facilement que l’historien strict, cette dominante de l’histoire maçonnique entre les origines et le XVIIIe siècle, qu’est le manque de documents concernant les aspects de la vie initiatique recouverts par le secret. Les rituels, enseignements symboliques, comptes-rendus de réunions, etc., brillent par leur absence. De plus et par définition, le véritable secret initiatique, c’est-à-dire la transformation spirituelle de l’initié, ne peut faire l’objet d’un document historique. On ne peut donc rien conclure de ce vide naturel, sinon, peut-être, que la discipline de l’arcane a été respectée. En toute rigueur, l’absence de document ne démontre que l’absence de document . Les mystères ont été célébrés à Eleusis pendant près de deux mille ans, pourtant « les vrais secrets n’ont jamais été divulgués » . Les curieux n’ont pas manqué cependant.
4. La franc-maconnerie opérative
Définissons rapidement, pour l’auditeur profane, ce que nous entendons par maçonnerie opérative . Il s’agit d’une organisation de la construction en pierres qui englobe les divers niveaux hiérarchiques de son accomplissement et régit tous ses aspects techniques ainsi que corporatifs.
Cet aspect professionnel s’exerce à l’intérieur d’un idéal de fraternité et d’amour du prochain qui inclut des oeuvres d’assistance et de charité. Il s’épanouit au sein de la pratique religieuse intégrale du catholicisme, au sens étymologique d’universel, avant que la tunique sans couture ne soit déchirée par les folles atrocités des guerres de religion. Il est indispensable, aujourd’hui plus que jamais, de rappeler, avec René Guénon, la nécessité d’une pratique religieuse exotérique, comme base d’une réalisation initiatique quelconque, car on ne bâtit pas sans fondations ou sur une vie profane. Il faut d’abord maîtriser l’extérieur avant de pénétrer l’intérieur. Le processus initiatique est un accomplissement et une transformation de l’exotérisme et non pas sa négation, son oubli ni même sa négligence.
Le métier fournit le support de l’ordre initiatique dont les rites permettent d’intégrer tous les aspects de la vie professionnelle à l’entreprise de la réalisation spirituelle. La pratique du métier prend alors la valeur d’une ascèse véritable. Il comporte, c’est évident, un aspect de compréhension intellectuelle, intégrée aussi bien qu’intégrante. En ce sens, l’opératif inclut la dimension spéculative, mais celle-ci n’est pas isolée.
L’ordre initiatique accepte, depuis une date inconnue, remontant au moins au XVIe siècle, des membres étrangers au métier proprement dit, mais qui ne peuvent concourir à ses buts : personnages influents qui le patronnent, par exemple. Dans la tradition de la Worshipful Society opérative, que nous étudierons plus loin, c’est au moins le cas du chapelain, qui représente, au mieux, l’initiation sacerdotale, et qui est au moins garant de l’orthodoxie des travaux auprès de la religion exotérique.
L’Ordre initiatique a conscience du caractère universel de l’esprit qui l’habite. La géométrie, qui en est la base, n’appartient à aucune confession et l’Esprit Saint souffle dans toutes les religions. Cette connaissance de l’unité transcendante des religions a toujours irrigué les fraternités ésotériques au sein des monothéismes, dont les tenants exotériques, au contraire, se montrent souvent intolérants, parfois fanatiques. Nous citerons plus loin des faits montrant cette compréhension centrale, qui ne doit pas être confondue avec la tolérance molle du sceptique ou de l’indifférent. La doctrine initiatique de l’unité transcendante dépasse par le haut les limites formelles d’une religion dont elle conserve l’essence tout en relativisant ses formes. Le laxisme indifférent s’en évade par en dessous et méconnaît les vertus réalisatrices d’une forme religieuse particulière. Nous rencontrerons des exemples de ces deux positions dans l’histoire de la franc-maçonnerie spéculative.
Le métier revendique dans ses légendes de nombreuses sources traditonnelles allant du déluge aux confréries du Moyen-Age, en passant par Euclide, dont il se sent l’héritier.
II. La franc-maçonnerie opérative en Grande-Bretagne
Puisque c’est en Grande-Bretagne qu’est née et s’est organisée la franc-maçonnerie spéculative, nous ne traiterons pas de la situation française ou allemande.
1. L’opératif est aussi spéculatif
Les loges opératives anglaises ont laissé des traces plutôt sous la forme de cathédrales que d’actes notariés La compréhension du symbolisme attaché à la construction de l’église, terme signifiant à la fois la connnunauté et le bâtiment, est sans doute la bonne porte d’accès à ce que cela signifie d’être un constructeur. Les clercs qui rédigeaient, pour le compte des maçons, les plus Anciens Devoirs (Old Charges), le Regius et le Cooke, remplissaient aussi la fonction d’inspirer et contrôler les constructeurs. Suivant les canons du concile de 787, à Nicée , les clercs fixaient la doctrine, l’ordre initiatique se contentant de l’incarner dans la pierre.
C’est dans des textes connne le « Rational des offices divins » de l’évêque Guillaume Durand de Mende (XIIIe siècle), qu’on a trouvé, jusqu’au XVIIe siècle, l’interprétation symbolique traditionnelle de l’Eglise : « La disposition de l’église rnatérielle a la fonne d’un corps humain. En effet, le cancel, c’est-à-dire le lieu où est l’autel, représente la tête, la croix de part et d’autre, les bras et les mains, et l’autre partie qui s’étend depuis l’occident, tout le reste du corps » . Cette brève citation ne rend pas justice à la richesse des bases symboliques de l’architecture du temple . Elle pour but
que de souligner ce qui imprégnait l’esprit religieux des constructeurs et donnait tout son sens à la maîtrise technique. C’est dans cette richesse indissolublement pratique, affective, intellectuelle et spirituelle que réside le coeur du processus initiatique opératif et accessoirement, la preuve du caractère aussi spéculatif de la maçonnerie opérative . En douterait-on, qu’il faudrait contempler et lire les carnets de Villard de Honnecourt ,architecte du XIIIe siècle, étudier l’art du trait , la riche littérature géométrique et celle sur les pierres dans la maçonnerie opérative et spéculative. D’une façon générale, l’interprétation symbolique de l’Ecriture a toujours été de règle dans l’Eglise depuis saint Jérôme qui en distinguait quatre sens superposés. On pourra se reporter, pour son étude, à l’oeuvre contemporaine du cardinal de Lubac . Elle s’étend à l’ensemble de la doctrine et n’est pas une invention moderne. Certains, cependant, soutiennent la thèse contraire qui se gardent bien de citer l’abondante littérature traditionnelle à ce sujet ; nous les retrouverons plus loin.
2. Les Anciens Devoirs
Dans les Anciens Devoirs (Old Charges), on en connaît plus d’une centaine, figurent essentiellement l’histoire légendaire du métier et les règles morales qui doivent gouverner le comportement des maçons. Ces textes étaient destinés à être lus à haute voix pour des assistants en partie illettrés. Leur possession confirmait la régularité de la loge . Des prières y figurent, comme celle que nous citons, inscrite en tête du manuscrit Grand Lodge n° 1 daté du 25 décembre 1583 : « Que la puissance du Père du ciel et la sagesse du Fils glorieux, par la grâce et la bonté du Saint Esprit, qui sont trois personnes et un seul Dieu, soient avec nous à notre commencement et nous donnent la grâce de nous gouverner ici dans notre vie de telle sorte que nous puissions parvenir à sa béatitude qui n’aura jamais de fin. Amen » . On remarquera le caractère chrétien et trinitaire qui sera estompé lors de la création de la Grande Loge de 1717.
3. A quoi sert l’initiation ?
Cette prière inaugurale résume le programme de l’initié, qui n’est pas très différent de celui du simple fidèle : accomplir, en cette vie, le travail nécessaire pour réaliser tout ce dont l’être est capable et obtenir au moins le salut post mortem, si l’on a compris que l’accomplissement du devoir d’état est le seul moyen d’obtenir une paix et une joie intérieure durables. Qu’est-ce qui différencie, dans ces conditions, l’initié du fidèle ordinaire ?
Deux points peuvent être évoqués.
. L’initié dispose des moyens méthodiques fournis par l’ordre pour intégrer harmonieusement la totalité de son activité professionnelle à l’oeuvre de transformation spirituelle. Il les adjoint à sa pratique religieuse et jouit ainsi de meilleures conditions pour réaliser activement la transformation initiatique.
. Il bénéficie, à des degrés de profondeur divers, d’une compréhension intellectuelle de sa place dans les plans du Grand Architecte, qui ne peut manquer de se répercuter dans sa plus ou moins grande proximité à la source divine. Il y a certes des différences parmi les élus. Mais, comme le christianisme n’a pas défini ces points, on ne trouve pas dans la religion exotérique de différence établie, comme en Orient, entre le salut et la délivrance. Le sort posthume de l’initié n’est pas différencié non plus dans les textes maçonniques parvenus à notre connaissance… d’ailleurs fort brefs. A titre de comparaison, dans le bouddhisme, le fidèle laïque ordinaire aspire à une heureuse renaissance comme être humain ou dans un état paradisiaque, alors que l’initié aspire à la délivrance définitive du cycle des existences conditionnées.
Dans une étude approfondie sur la déchristianisation ultérieure de la franc-maçonnerie, le Révérend (et frère) Barker Cryer conclut au caractère parfaitement chrétien de la maçonnerie opérative. Il cite notamment une prière au Dieu Tout Puissant (El Shaddaï, en hébreu), qui était dite lors de l’ouverture de la loge et de l’initiation du candidat. Cclle-ci est assez connue en France pour y avoir été plusieurs fois traduite, la première fois par René Guénon en 1913 . Elle figurait donc dans les loges opératives et on la trouve toujours dans l’actuelle Worshipful Society of Freemasons, etc., dite des opératifs, mais aussi dans la Constitution de la Grande Loge d’Irlande, dans Ahiman Rezon, la Constitution de la Grande Loge des Anciens et enfin, de nos jours, partiellement au rite Emulation, où la mention finale du nom de Jésus-Christ a été enlevée. Ces prières montrent, avec bien d’autres traits rituels, que la continuité des influences spirituelles au sein de la maçonnerie régulière est bien plus prégnante que ne le prétendent certains.
Voici le texte de cette prière, traduit des Constitutions irlandaises de Pennell (Dublin, 1730 )
« Très Saint et Glorieux Seigneur Dieu (il s’agit du Tout Puissant, en hébreu El Shaddaï), toi, Grand Architecte du Ciel et de la Terre, qui donnes tous dons et toutes grâces et as promis que, là où deux ou trois seraient réunis en ton Nom, tu serais au milieu d’eux ; en ton Nom, nous nous assemblons et nous réunissons, te suppliant très humblement de nous bénir dans toutes nos entreprises, de nous donner ton Esprit Saint, d’illuminer nos esprits de sagesse et de compréhension, afinque nous puissions te connaître et te servir comme il convient, afin que toutes nos actions tendent à ta Gloire, et au salut de nos âmes. Et nous te supplions, O Seigneur Dieu, de bénir notre présente entreprise, et d’accorder que celui-ci, notre nouveau frère, puisse dédier sa vie à ton service, et soit un frère loyal et fidèle panni nous ; Enrichis-le de ta divine Sagesse afin qu’il puisse, avec les secrets de la maçonnerie, résoudre les mystères de la divinité et du christianisme. Cela, nous le demandons humblement au Nom et pour l’amour de Jésus-Christ notre Seigneur et Sauveur. Amen. »
4. La décadence et la continuité de la maconnerie opérative
De nouvelles conditions sociologiques ont entraîné la décadence de l’ancien système opératif. En Angleterre, où les documents manquent, on ne connaît guère que l’histoire de la compagnie des maçons de Londres. En Ecosse, où le pouvoir royal a tenté de centraliser le contrôle du métier par les statuts Schaw (1598), les travaux de David Stevenson ont bien résumé la situation . Les Loges ont depuis longtemps accepté des non-opératifs, certains peut-être comme patrons, protecteurs et soutiens financiers, certains parce qu’intéressés aux questions d’architecture, de symbolisme, de philosophie, etc., que soulève le métier. Ces loges toutefois demeurent opératives dans leur grande majorité jusqu’à la création de la Grande Loge d’Ecosse en 1736, à l’imitation de celle de Londres. D’autres, en Ecosse et en Angleterre, ne rejoindront que tardivement les obédiences spéculatives. Certaines ne le feront jamais. Une partie de ces loges, farouchement indépendantes et qui n’ont laissé que peu de traces, à l’image des compagnonnages français qui brûlaient leurs archives, se sont dissoutes en formant le mouvement syndical anglais au XIXe siècle. Quelques irréductibles ont persisté jusqu’à la Grande Guerre et, pour survivre, sont à leur tour devenues spéculatives en formant l’actuelle société dite des opératifs . Celle-ci utilise un rituel en sept grades qui est dit avoir été revu et corrigé par Robert Padgett lors de l’assemblée générale tenue à Wakefield, en décembre 1663, assemblée connue également par les constitutions de Roberts parues en l722, un an avant celles d’Anderson .
Les loges qui ont donné naissance à la Worshipful Society opérative, devenue spéculative en 1918, n’étaient certainement pas les seules et il est bien possible que plusieurs rituels aient été utilisés. Springett, étudiant ces loges opératives, a trouvé les traces de 191 d’entre elles en Angleterre et au Pays de Galles et de 17 en Irlande avant leur disparition ou leur transformation en Trade Unions au XIXe siècle. A titre anecdotique, l’auteur précise avoir retrouvé le livre de caisse pour 1832 de la loge opérative de Warrington, lieu célèbre pour avoir vu l’initiation d’Elias Ashmole en 1645. Les renseignements recueillis permettent de conclure à une simplification du rituel au cours du siècle et non à une complexification par emprunt supposé aux spéculatifs. Cette hypothèse avait été soulevée par les adversaires de Clément Stretton, accusé d’avoir forgé un rituel pseudo opératif pour la Worshipful Society de 1913 .
5. Les influences exercées sur la maçonnerie opérative
L’âge d’or opératif se situe du XIIe au XVIe siècle. Le déclin s’amorce au XVIe siècle avec les guerres de religion et l’instabilité politique aiguë, qui ne trouveront un apaisement qu’avec l’établissement de la monarchie de Hanovre en 1714 et un terme définitif qu’avec l’écrasement du parti jacobite, en 1745.
L’aspect négatif des guerres religieuses et civiles trouvera un adoucissement dans la relative liberté intellectuelle et le renouveau des études hermétiques lors de la renaissance élisabéthaine, au XVIe siècle, avant même la publication des manifestes rosicruciens. Il serait erroné de croire que les clercs du Moyen-Age ignoraient l’hébreu, le platonisme ou l’hermétisme et ont attendu la Renaissance pour prendre contact avec des richesses spirituelles auxquelles l’ésotérisme chrétien s’est toujours abreuvé. Les maîtres d’œuvre intimement liés aux clercs par nécessité, souvent grands voyageurs, étaient dépositaires de la géométrie opérative et symbolique et des connaissances constitutives des arts libéraux cités avec faveur dans les Anciens Devoirs. Une magnifique collection, récemment mise au jour, amassée par Byron, un franc-maçon spéculatif des premières années de la Grande Loge de 1717, comporte 516 feuillets porteurs de plans, tracés directeurs, références maçonniques, avec leurs implications spéculatives remontant jusqu’au XVIe siècle.
Quant à l’influence rosicrucienne, si souvent postulée, il faut reconnaître qu’elle est nulle sur les rituels des trois premiers grades. Son action ne se fera sentir qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle sur les hauts grades. Pour Jackson, historien des hauts grades du Rite Ecossais Ancien et Accepté, cette influence se justifie par le fait que les deux fraternités ont un ancêtre commun, l’hermétisme chrétien, et un même but, la transformation de soi et la réalisation mystique. Au-delà de la supercherie littéraire des Manifestes de 1614, il convient de se rapporter aux discrets et sans doute rares survivants des hermétistes du Moyen-Age, qui déposeront dans la maçonnerie spéculative ce qu’elle hébergeait déjà dans ses oeuvres sculptées et qu’elle était donc prédestinée à protéger dans les sombres années de notre époque.
III La franc-maçonnerie spéculative
Elle prend naissance quand s’instaurent des loges composées majoritairement ou totalement de membres non liés au métier, pour lesquels le rituel deviendra purement symbolique et l’ordre un organisme voué à propager un perfectionnement spéculatif et moral.
En 1717, quatre loges londoniennes se réunissent et, en référence à un passé mythique, choisissent de se donner un Grand Maître élu. Elles comportent, semble-t-il, une majorité de membres non opératifs et décident que les bienfaits de la maçonnerie pourront désormais être accessibles à tous… du moins les bienfaits d’une maçonnerie uniquement spéculative. La jeune Grande Loge croît assez vite en initiant de nombreux membres de la bourgeoisie et de la noblesse. Elle assure son standing en se donnant rapidement des Grands Maîtres issus de la haute aristocratie. Ses Constitutions, compilées par le Révérend Anderson, à partir des Anciens Devoirs, ne reprennent pas toutes les obligations religieuses antérieures, et ses innovations naturelles vont susciter une opposition issue des milieux populaires et opératifs traditionnels, pour lesquels Anderson et ses compagnons ont profondément altéré l’ordre maçonnique. Il est resté de tradition dans les milieux opératifs qu’Anderson, chapelain de la loge opérative de Saint-Paul, comme tel, n’avait pas été admis aux grades supérieurs. Il se mit cependant à tenir des réunions clandestines où il initiait des gentlemen dans des tenues fermées aux opératifs. Ceux-ci se plaignirent et, en septembre 1715, Anderson et ses gentlemen furent expulsés. En 1717, la Grande Loge spéculative fut fondée. Le ressentiment contre Anderson semble être resté tenace chez certains opératifs : Stretton, au XIXe siècle, l’appelait « la plus grande fripouille
(scamp) de la terre »
Cet élément passionnel, donc excessif, durable, permet de comprendre la vigueur des reproches adressés à ceux qu’elle appelait modernes, par la nouvelle Grande Loge dite des Anciens. Celle-ci avait été formée en 1751, par des membres de milieux modestes, opératifs et irlandais pour beaucoup, méprisés par les modernes. Ces loges étaient demeurées à l’écart du nouvel organisme. La Grande Loge d’Irlande, fondée en 1725, avait, elle, conservé plus vivante la tradition opérative qui inspira aussi les anciens. Ce fait a été assez longtemps occulté par les historiens anglais, en répandant par exemple la fable du « schisme » des anciens, qui ne sera abandonnée qu’après l’ouvrage de Sadler, en 1887. Il ne fallait pas attenter à la majesté de la Grande Loge fondatrice en révélant les altérations contestées qui avaient accompagné sa naissance.
Parmi la quinzaine de reproches nourris par les anciens figuraient : l’omission des prières, la déchristianisation du rituel et ses altérations, l’ignorance de l’installation du Vénérable Maître, la négligence des fêtes des deux Saint Jean et la transposition des modes de reconnaissance du premier et du deuxième grades. On sait que, lors de l’union de 1813 entre les grandes loges rivales, les usages des anciens prévalurent et qu’ainsi furent réparées en grande partie les fâcheuses conséquences des innovations andersoniennes.
Cet aspect réparateur des anciens et des milieux opératifs s’est exercé d’une façon encore plus complète et complexe. Si les maçons acceptés de 1717 n’avaient pu transmettre que ce qu’ils avaient reçu, les grades d’apprenti et de compagnon, il s’en fallait de beaucoup que ceux-ci représentent la totalité du patrimoine opératif. Devant le succès affirmé des Grandes Loges et la décadence prévisible à long terme du métier, il s’avérait indispensable de déposer dans la maçonnerie spéculative tout ce qui pouvait lui être confié. On vit alors apparaître, en une quarantaine d’années, ce qui constituera le grade de maître, l’Arche Royale si chère aux anciens et ignorée des modernes, « racine, coeur et moelle de la maçonnerie », est-il écrit dans Ahiman Rezon et la substance de ce que les Anglais appellent les degrés à côté. Ce que contiennent l’Arche Royale, la Marque , les degrés cryptiques, les Allied Masonic Degrees, est d’origine opérative, biblique et hébraïque ou chrétienne Ainsi les anciens ont pu réintroduire ce que, par nature, les modernes n’avaient pu transmettre de la maçonnerie opérative. La Worshipful Society prétend que celle-ci comportait sept grades.
Prendre en compte ce rôle restaurateur permet de mieux comprendre certains phénomènes historiques curieux. Ainsi l’Ordre d’Heredom de Kilwinning est déjà florissant à Londres en 1741. Son rituel archaïque et versifié est fortement opératif et chrétien. Il culmine en un grade chevaleresque chrétien de Rose Croix, qui en fait le plus ancien haut grade connu. Pourtant, après 1753, ses chapitres disparaissent d’Angleterre et c’est par miracle qu’il se poursuivra en Ecosse sous le nom d’Ordre Royal d’Ecosse. Pourquoi s’est-il ainsi évanoui, se demande Lindsay, son historien ? C’est sans doute qu’entre temps la Grande Loge des Anciens avait été fondée, que la mission de défendre la maçonnerie traditionnelle devait être plus efficacement remplie par le nouvel organisme et qu’on ne peut tout faire à la fois. Barker Cryer, qui a étudié les chapitres de H.R.D.M. (les Harodim ou surintendants), dont les rituels apparaissent autour de 1725, ainsi que leurs sources opératives, parvient aux mêmes conclusions que Lindsay .
IV. Le passage. Comment ? Pourquoi ?
I. Les difficultés de l’étude
Quant à savoir exactement comment s’est effectué ce passage et quels furent ses motifs, les opinions divergent, les théories s’affrontent et l’incertitude domine. Les arrière-pensées ne manquent pas mais les a priori dogmatiques ne s’étalent pas toujours en pleine lumière. Enfin, chaque théorie partielle tend à occuper le plus d’espace possible. Nous nous limiterons à exposer les principales positions sans viser à faire un compte-rendu exhaustif de ceux qui les ont soutenues. Pour exprimer une position largement partagée, nous citerons d’abord J.-P. Bayard : « La complexité des faits embarrasse tout historien sérieux ». Nous retiendrons cette notion essentielle de complexité, qui ne peut se satisfaire d’aucune théorie partielle. Nous retiendrons ensuite la constatation de Batham : il n’y a pas de preuves, au sens de preuves documentaires irréfutables . Mais nous avons déjà vu qu’en matière initiatique et secrète, il n’y a pas lieu de l’attendre. Rappelons qu’il n’existe aucun document écrit sur le contenu initiatique et rituel de l’union entre les anciens et les modernes, en 1813, date pourtant proche de nous.
En ce sens, l’école historique maçonnique, qui se dit elle-même authentique , par opposition aux non authentiques, risque en se polarisant exclusivement sur les documents, de donner dans des erreurs inverses de celles des « ésotéristes, mystiques, symboliques et romantiques ». Ceux-ci sont accusés, souvent à juste titre, de divagations imaginatives. Ceux-là s’enferment parfois dans un univers rationaliste étroit. Lorsque Hamill reproche aux ésotéristes de doter la franc-maçonnerie « d’implications mystiques, religieuses et même occultes qu’elle n’a jamais possédées », cette affirmation, contraire aux normes religieuses et aux prières des Anciens Devoirs, nous semble non authentique pour un tenant de l’école qui se dit authentique. Lorsqu’il critique les ésotéristes parce qu’ils s’intéressent à des rites et symboles maçonniques alors que ceux-ci sont universels et non particuliers, il semble ignorer que c’est justement ce caractère universel qui en fait la valeur ésotérique.
Nous exposerons les théories d’après leur origine géographique prédominante. Nous verrons qu’il s’agit là parfois d’un artifice d’exposition et que les clivages idéologiques franchissent les frontières.
2. Les théories anglaises
La plus connue, un temps quasi officielle, est celle de la transition progressive, soutenue avec talent par Harry Carr. Sous l’influence de considérables changements d’ordre « industriel, social, économique », notons le choix des causes, les loges opératives admettent des non-opératifs qui deviennent petit à petit majoritaires. La diminution des tâches opératives laisse la loge sans raison d’être, elle « continue en tant que club social durant une période de déclin jusqu’à ce que la renaissance opérative lui donne un nouveau sens ». Nous en retiendrons l’importance, légitime mais non exclusive, des facteurs socio-économiques. Ce point de vue sera vigoureusement contesté par Eric Ward, qui soutient la différence de nature entre opératifs et spéculatifs. Ceux-ci auraient inventé la franc-maçonnerie au XVIIe siècle. « Nous n’avons d’ailleurs pas de preuve, écrit Ward, que les opératifs aient utilisé des modes secrets de reconnaissance, signes, mots ou marques. » L’auteur prêche pour la rupture entre ces deux organismes qui n’entretiendraient que des liens purement nominaux.
Il fallait, pour combler le vide créé par la critique destructrice d’Eric Ward, établir pourquoi des bourgeois et gentilshommes sont venus en nombre dans les loges. Pour Seal-Coon, il s’agissait de couvrir des réunions secrètes de royalistes et de libéraux soucieux de paix, de tolérance et de cordialité. Si cette théorie de la conspiration politique convient aux jacobites, auxquels elle s’adresse, on pourrait l’étendre au parti opposé en notant le penchant de ceux qui fonderont la Grande Loge de 1717 pour le pouvoir en place. Leur intérêt pour le parti Whig, un souhait légitime d’apaisement et de réunion autour de la nouvelle dynastie, un désir de nouveauté, un intérêt pour la démarche scientifique naissante chez ces proches de la Royal Society, ont marqué la mouvance andersonienne. René Désaguliers a même fait remarquer que le nouveau roi d’Angleterre Georges I, ex-électeur de Hanovre, a pu regarder d’un oeil favorable la reproduction en Angleterre de l’institution très allemande d’une Grande Loge centralisatrice fortement structurée. Tout cela n’épuise cependant pas la question. Si bien que certains vont redécouvrir pièce à pièce la complexité du dossier.
C’est pourquoi Dun ajoute, aux motivations des candidats, le désir d’entrer dans une société d’entraide fraternelle et charitable, chose bien naturelle en ces temps troublés. Haffner y adjoint l’intérêt pour l’architecture et les sciences connexes. On peut insérer ici au paragraphe des vérités partielles, le Français Jameux pour qui la franc-maçonnerie spéculative vient en grande partie de l’art de la mémoire, dont la reviviscence à la Renaissance, dans les milieux hermétiques et maçonniques, est connue. La mémoire est certes essentielle dans les civilisations orales et le travail initiatique, mais elle n’explique pas l’histoire d’un ordre initiatique. Enfin, Batham propose de tenir compte d’une influence ésotérique et monastique catholique. Il rappelle que les ordres religieux supprimés par Henry VIII ont été dépouillés de leurs biens en 1547. Des survivants, avec leur idéal, ont alors pu trouver refuge dans la maçonnerie spirituellement voisine, car les fraternités du Moyen-Age « étaient concernées plus par le salut des âmes que par des problèmes de métier ». Ce point de vue, qui intègre la dimension religieuse, est également soutenu par Colin Dyer,
lequel remarque qu’une théorie explicative complète reste à bâtir .
On voit ainsi au fur et à mesure se reconstituer le puzzle. En rassemblant tous ces fragments épars, séparés par la tendance rationaliste et exagérément analytique, on devrait retrouver la globalité caractéristique des sociétés traditionnelles, pour qui rien n’est profane, tout est sacralisé ou sacré, intégré dans un ordre hiérarchique et synthétique.
3. La théorie écossaise
Avec l’historien universitaire David Stevenson, on touche le terrain solide de l’histoire richementdocumentée… et traduite en français. Pour l’auteur, la franc-maçonnerie moderne fut fondée en Ecosse aux environs de 1600 . On sait que des non-opératifs figurent dans des loges depuis au moins le début du XVIIe siècle et qu’ils y deviennent progressivement plus nombreux. On sait comment, dans le cas de Mary’s Chapel, ils y deviennent majoritaires. Il reste que beaucoup d’autres loges sont restées opératives, parfois très avant dans le XVIIIe, voire le XIXe siècle, après la formation de la Grande Loge d’Ecosse en 1736, sous l’influence de celle de Londres. Cela dit, la situation écossaise est-elle exemplaire pour l’Angleterre ? La transition en Ecosse s’est faite en douceur et c’est en Angleterre que la mutation s’est produite. On voit cependant Roger Dachez écrire que la rupture a dû se situer en Ecosse lors des statuts Schaw (1598), qui ont, dit-il, fait surgir des loges sans « filiation directe » avec les loges médiévales, d’une « autre nature », qui « avaient disparu depuis assez longtemps » . Nous ne voyons pas dans les faits ce qui permet cette affirmation. Sans doute le psychisme moderne est-il sous l’influence du thème de la rupture ? De fait, il y a peu, on chantait encore souvent « Du passé faisons table rase… ». Nous voyons mieux, pour notre part, les avantages d’une dialectique du changement et de la continuité, ainsi que de l’équilibre entre l’ouverture et la rigueur. Le bouddhisme insiste, lui, sur l’union nécessaire de la compassion et la sagesse. La complémentarité dépasse les oppositions.
4. Les théories françaises modernes
On voit soutenir en France une forme voisine des théories anglaises de la rupture, suivant lesquelles l’initiation est apparue avec la Grande Loge spéculative. Ainsi Marius Lepage écrit, en 1956, que le courant spéculatif, apporté par les hermétistes et les philosophes, est à la source de l’initiation, car le courant opératif ne véhicule qu’un aspect moral et de civilité puérile et honnête. En conséquence, Guérillot se demande quand la fraternité est passée de la phase conviviale à son « véritable statut initiatique ». La réponse fournie est : « en France au XVIIIe siècle, dans le cadre de
la maçonnerie dite écossaise ». André Doré précise même : sans doute à partir de 1780 environ . Pour préciser sans ambiguïté la théorie, nous teminerons en citant Patrick Négrier, pour lequel le « compagnonnage de la pierre n’est pas une initiation. . . mais une simple fraternité professionnelle imprégnée de religion et de morale chrétienne, et qu’à ce titre, ses outils n’étaient pas des symboles, mais des instruments de travail en leur emploi le plus littéral. » D’ailleurs, la « signification métaphysique et éthique demeure la création originale et personnelle des maçons acceptés »
Cette thèse typiquement moderniste supprime la filiation traditionnelle, la transmission de l’influence spirituelle, bref, l’initiation elle-même, remplacée par de simples spéculations symboliques, au sein d’une société nouvellement fondée par les hommes du siècle des Lumières. Que pourrait donc transmettre cette pseudo-société initiatique, sinon les fantasmes originaux de ses créateurs ? Faut il rappeler l’insistance mise par toutes les organisations initiatiques sur la continuité de la filiation spirituelle ? Il en va ainsi dans le bouddhisme tantrique où l’influence spirituelle ne doit pas
être interrompue. Si c’est le cas, la lignée ne se prolonge pas. Bien entendu, il n’est pas question d’y introduire des fantaisies individuelles.
Cette conception porte à leur achèvement des préjugés repris aux hommes dits éclairés du 18° siècle, qui méprisaient les âges gothiques, c’est-à-dire barbares, et à ces bourgeois, aristocrates et intellectuels, qui méprisaient les travailleurs manuels incapables d’opérations symboliques. Les préjugés de caste ont ta vie longue. Le stade terminal de cette évolution peut être trouvé dans la présentation de la franc-maçonnerie aux lecteurs de l’Encyclopaedia universalis (1996), par Jacques Mitterrand, un franc-maçon très moderne. L’auteur pense que les associations de métiers du Moyen Age n’ont pas été, du moins il n’en existe pas de preuves, « contaminées » par les « sociétés initiatiques alors que malheureusement la franc-maçonnerie a souffert d’une contamination par les idéaux des anciennes sociétés d’initiés comme les Rose-Croix » On peut regretter cette assimilation de l’initiation à une maladie infectieuse.
5. La théorie traditionnelle
Elle soutient qu’il y a eu transmission initiatique de l’essentiel malgré les changements, même si un amoindrissement inéluctable résulte de la perte de l’aspect opératif du métier. Richard Sandbach résume ces deux facteurs opposés en disant que, des opératifs aux spéculatifs, s’est opérée « une transmission apostolique plutôt qu’une succession héréditaire » .
La « chaîne traditionnelle » de la transmission initiatique n’a pas été interrompue . Les formes constitutives du rite initiatique ont été conservées : préparation du candidat, prières et invocations, épreuves, serment référé à Dieu et à sa révélation, communication des secrets, sont proches de ce qui existait à l’époque opérative ou ont été rétablis grâce à l’action des Anciens. Cela est particulièrement visible au rite Emulation mais le demeure, d’une façon générale, dans les rites du XVIIIe siècle. Cela n’est plus vrai pour des rituels fâcheusement altérés au XIXe’ siècle, mais dans certaines obédiences seulement.
Le propre de la théorie traditionnelle est d’accepter toutes les vérités partielles contenues dans des points de vue limités, en les incluant dans la conception de l’initiation comme intégration spirituelle de l’être complet : corps, mental, esprit, ce premier niveau s’achevant, éventuellement, dans la réalisation supra-personnelle. Elle constate que l’évolution de notre société vers la complexification matérielle s’accompagne d’une part d’ombre qu’est l’oubli de l’esprit. Cette tare du matérialisme ambiant a peut-être atteint son sommet. Cette phase est peut-être en voie de mutation et la réaction contre ces excès semble mener vers la confusion du psychique et du spirituel, l’erreur la plus récente d’un humanisme enclos dans ses limites.
Globalement, au XVIIIe siècle, la maçonnerie ancienne a conservé l’essentiel de l’esprit traditionnel opératif. Comme elle demeure la seule organisation initiatique ouverte, elle sera le milieu d’accueil obligé pour les restes des initiations moribondes du Moyen Age. Celles-ci déposeront en son sein les influences chevaleresques, hermétiques et kabbalistiques, qui nourriront la production des hauts grades, sauvant ainsi ce qui pouvait être conservé, en attendant une lointaine renaissance.
V. En quoi consiste la perte ?
C’est celle d’une société traditionnelle intégrée où tout tend aux fins spirituelles : le bonheur et la paix de la conscience ici et maintenant, la perfection des potentialités humaines ensuite, finalement la réalisation spirituelle ultime. Dans une telle société, le sens ésotérique est vivant au sein de la religion. On sait qu’il s’affaiblira dangereusement avec la Renaissance et les guerres de religion, ouvrant ainsi la voie à la désacralisation moderne et aux scissions internes de l’homme contemporain.
Le maçon opératif est encore un homme intégré. Dans son effort quotidien, dans le froid ou la canicule, les épreuves et les joies de l’œuvre collective, il unit les prescriptions de sa religion, l’ardeur de sa motivation à construire pour la gloire de Dieu et le bien de ses semblables, la fine compréhension de la valeur de ses gestes et de ses outils, l’insertion de son travail dans une oeuvre belle et intellectuellement signifiante, la prière orale et intérieure, sans doute pour certains la méditation, tous facteurs qui transforment l’être. Il n’y a pas d’autre réalisation initiatique que la mise à mort du vieil homme avec ses passions et son ignorance, afin qu’apparaisse la forme divine qu’elles cachaient. Etre initié ce n’est pas seulement apprendre des secrets rares et flatteurs, ce qui serait une pure possession théorique ou spéculative, c’est voir autrement et en réalité les objets de la vie quotidienne, en purifiant sa vision et se transformant soi-même, grâce à la plénitude unitive de l’œuvre, dans tous ses aspects corporels, affectifs, symboliques et rationnels, religieux, intellectuels et spirituels. En ce sens, le véritable caractère opératif de la maçonnerie de métier est qu’elle permettait d’opérer le passage de l’initiation virtuelle, transmise par les rites véhiculant l’influence spirituelle, à initiation réelle, la réalisation spirituelle, grâce à l’usage conjoint de toutes les méthodes efficaces en sa possession.
L’aspect positif de la franc-maçonnerie spéculative est qu’elle a permis la survivance et la transmission de l’initiation virtuelle, aux hommes de désir, suivant l’expression du R.E.R., dans les conditions hostiles d’une société spirituellement décadente et de plus en plus clivée. La franc-maçonnerie a gagné en extension mondiale ce qu’elle perdait en profondeur individuelle. L’aspect négatif est qu’elle s’est coupée des moyens de réalisation que sont l’engagement de tout l’homme dans l’oeuvre, l’usage des techniques de méditation et d’invocation, cependant que se développaient les tendances modernistes visant à subvertir la conception même de l’ordre initiatique et à le couper de sa base religieuse.
Pour nous en tenir à un seul exemple, au XVIIIe siècle, l’idéal nécessaire de tolérance pouvait être poursuivi de plusieurs manières. L’une, celle d’Anderson, en 1717-1723, est laxiste, vague dans la présentation de son fameux article premier : « Cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord. » Elle court le risque d’oublier la religion, de verser dans le déisme, voire l’athéisme, ce qui sera fait deux siècles plus tard. sur le continent. Cette évolution aurait horrifié le pasteur Anderson. L’autre, celle des Anciens, éclairée par la vision de l’unité transcendante des religions, maintient la richesse du patrimoine spirituel opératif et chrétien, tout en acceptant les juifs, pour lesquels des prières spéciales étaient utilisées en remplacement des prières chrétiennes.
VI. Comment remédier à cette perte ?
Cela pourrait être un programme de redressement, de retour aux sources là où c’est nécessaire, mais d’adaptation aux circonstances aussi. Ce vaste programme dépasse nos compétences et le temps qui nous est imparti. Contentons-nous de pointer quelques idées pour stimuler la recherche.
1. La survivance de la franc-maçonnerie en cette fin de l’âge sombre (kali yuga), comme disent les hindous, ou de cet âge résiduel, comme disent les Tibétains, témoigne du rôle constructeur qu’elle peut et doit jouer, en venant « au secours des religions », « dans une période d’obscuration spirituelle presque complète », suivant une expression d’Albert Lantoine, commentée par René Guénon .
2. Elle ne peut y réussir que si elle reprend conscience de son fondement transcendant et se tient strictement à sa place d’ordre initiatique. Ce retour aux principes est la condition du retour à l’efficacité spirituelle.
3. La liaison avec le métier étant perdue, sauf pour de rares individus, les voies qui restent ouvertes sont celles de l’intériorité.
Nous indiquerons rapidement quelques têtes de chapitre-.
* La pratique d’une confession religieuse authentique, à titre de minimum vital. Cet engagement peut d’ailleurs apparaître comme héroïque à une époque où l’affaissement spirituel des Eglises et des ecclésiastiques a pour effet de rebuter un nombre croissant de fidèles, toutes confessions confondues-.
* L’exécution éclairée, rigoureuse et concentrée, voire par coeur, d’un rituel maçonnique pratiqué dans sa pureté originelle, aussi éloignée que possible des altérations modernes, ce qui entraîne la pénétration des symboles dans le coeur.
* La recherche efficace de la parole perdue et la découverte de ce que l’on peut en faire.
Si l’on restitue la forme correcte du mot substitué du grade de maître (présente dans le rituel opératif), on s’aperçoit, nous dit René Guénon, que « ce mot, en réalité, n’est pas autre chose qu’une question, et la réponse à cette question serait le vrai mot sacré ou la parole perdue elle-même, c’est-à-dire le véritable nom du Grand Architecte de l’Univers » . Sur ce que celui-ci pouvait représenter pour nos ancêtres opératifs et chrétiens, on trouvera les éclaircissements nécessaires dans l’oeuvre de Jean Tourniac , et sur ce que nous pouvons en faire, dans la volumineuse littérature bouddhique tantrique sur l’invocation et les mantras qui fourniront les informations utiles.
D’une façon générale, le calme induit par les techniques répétitives, corporelles aussi bien qu’internes, est la base sur laquelle peuvent se développer toutes les techniques de méditation. En ce domaine, aujourd’hui, le paysan tibétain illettré l’emporte aisément sur l’intellectuel moderne On peut donc supposer légitimement que cette voie était ouverte au tailleur de pierre. Elle peut l’être au maçon contemporain. L’invocation intérieure permanente, jointe à tous les actes de la vie quotidienne, y compris le travail, est réalisable partout, dans le métro et au boulot.
Le retour aux richesses oubliées de la tradition chrétienne dans ses aspects méditatifs et invocatoires, lesquels ne se résument pas à la prière de Jésus ou prière du coeur bien connue, constitue une première solution évidente pour les chrétiens. L’intégration à la pratique maçonnique de ce qui lui est congénitalement apparenté, dans le riche patrimoine méditatif du bouddhisme, notamment tantrique, nous semble être une façon complémentaire de retrouver un aspect méthodique, dont l’équivalent existait déjà sur les chantiers des cathédrales. Le but est, évidemment, de se placer au centre de la croix des éléments et des directions de l’espace, au point où se résolvent toutes les dualités, qui est aussi le centre du coeur.
de Jean Pierre Schnetzler