Une réflexion de notre Fère Jérôme Touzalin sur la fameuse intelligence artificielle dont on parle tant aujourd’hui.
On me dit, on me répète : « Tu vas voir… L’intelligence artificielle va nous asservir, c’est sûr ! »
Très curieux, tout de même, que d’associer ainsi intelligence artificielle et liberté, pourquoi avoir l’arrière-pensée que quelque chose pourrait relier ces deux notions ? Il est vrai qu’avec le mot liberté on peut lui adjoindre beaucoup de termes : politique et liberté, trottinette et liberté, retraite et liberté…
Mais je vois bien que ce titre révèle, en fait, une inquiétude sous-jacente : ce qui tracasse,
c’est la question de savoir si l’intelligence dite artificielle ne va pas asservir, voire tuer notre liberté d’être humain, ou ce qu’il en reste ; voire même si, ce qu’il en reste, peut encore être appelé liberté tant nous sommes submergés de contraintes…
N’oublions pas ce que disait Spinoza : « C’est l’ignorance des causes qui nous déterminent qui nous fait croire que nous sommes libres. » Plus on avance dans la vie et plus on voit combien nous cernent des assignations de toutes sortes, à tel point que notre parcours est finalement très contraint.
Mais bon, admettons, nous sommes libres… acceptons ce postulat… Nous avons là, au sommet de notre édifice squelettique, un crâne dans lequel palpite une boule, sorte de phosphore un peu mou, que l’on nomme un cerveau et qui nous dit que nous sommes beaux, grands, forts, intelligents, au sommet de la création et libres… oui, tout ça ! Vous pensez bien que face à cet amoncellement de qualités on ne va pas se laisser faire facilement devant quiconque voudrait nous déloger du trône où nous exerçons notre pouvoir…
Qu’est-ce donc que cette prétendue intelligence, venue de l’extérieur, inventée par les hommes de surcroit, et que l’on vient nous mettre sous les neurones, comme pour narguer la vivacité de nos échanges synaptiques, là où s’élabore nos pensées, là où elles se colorent de clair ou d’obscur, selon notre humeur, là où l’amour s’éveille, là où les équations mathématiques se mettent à danser et font naître les fusées, ou la grande musique… ou la poésie :
Bon, cette nouvelle intelligence fait sa modeste, elle se présente comme artificielle… elle reconnaît qu’elle ne lutte pas dans la même catégorie par rapport à notre intelligence à nous, on ne peut plus spontanée et naturelle, mais prudence, si elle est dénommée artificielle, c’est peut-être un artifice : artifice… artificiel… cela va bien ensemble, une ruse, en somme, pour nous endormir et se précipiter sur nous le moment venu, à la vitesse du cobra qui fond sur sa proie… et nous réduire au silence… non, pas du cobra, dans son cas c’est plutôt à la vitesse de l’électricité, cette électricité sans laquelle, elle n’aurait aucun souffle vital, car l’électricité, c’est son sang, c’est ce qui lui donne vie… coupez l’électricité il n’y a plus de vie, plus d’intelligence artificielle… L’homme reste seul avec son intelligence naturelle !
Mais cette intelligence artificielle est-elle si intelligente que cela ? Tout dépend de la définition que nous nous faisons de l’intelligence…
Alors là, nous en avons pour des heures à débattre autour d’une définition de l’intelligence selon que l’on s’adresse à un membre d’un jury universitaire, à un neurologue, un psychiatre, à un artiste, un poète, un militaire, etc. etc.
Pour moi, je dirais que c’est l’art de faire des liens, des rapprochements, des croisements, c’est un carrefour, voilà, c’est un carrefour, et plus il y a de routes, plus on est intelligent, c’est un giratoire où s’empressent de multiples pensées, sensations, un amoncellement de savoirs et puis, là, soudain une étincelle, une fulgurance biochimique, fait naître un choix, une décision, une solution, et nous nous mettons à obéir à ce surgissement cérébral…
L’intelligence artificielle qui, sans doute, fait se croiser aussi de multiples chemins, qui
puise à de multiples sources, dont il ne faut pas oublier qu’elles ont toutes été découvertes préalablement par l’homme, est aussi ce club de rencontres d’où peuvent jaillir des solutions inattendues : « Bonsoir… d’où venez-vous ? Moi, je viens de Descartes, et vous ? Moi, de Spinoza. Si on bavardait un moment. » Ou plutôt : « Si on Chatait, un moment » pour parler en franglais moderne ! Et voilà que s’entrecroisent, sous nos yeux, des pensées surgies, à la vitesse de la lumière, des œuvres de ces deux géants intellectuels.
Cela appliqué, dans cet exemple, au domaine de la philosophie, car l’intelligence artificielle est ouverte à tous les secteurs de la pensée et permet un fantastique croisement des
savoirs, permet de gagner du temps sur des solutions qu’aurait pu, finalement, trouver le cerveau, permet des rencontres inattendues : la mise en relation amoureuse par internet est du même ressort, la machine crée des liens qui sans cela ne se seraient jamais noués… l’intelligence artificielle est pour moi, pour ce que j’en comprends, un facilitateur, un accélérateur, de rencontres, après, c’est à l’homme, au cerveau de l’homme de savoir s’il veut user de cet apport.
Tout repose sur l’homme, comme toujours… c’est à sa conscience de faire le tri devant le produit que lui livre la machine.
Je crois en l’homme, je crois qu’il dominera ce nouvel instrument. Dès que le progrès a fait surgir un nouvel outil, il y a toujours eu les deux mêmes camps : ceux qui y ont vu le déclin de l’homme, voire sa fin, et ceux qui sont enthousiasmés face à ce qu’ils considéraient comme un progrès.
C’est toujours le progrès qui a triomphé… Le progrès est inarrêtable, irrépressible, le
progrès est une inondation, il submerge tout… il nous faut apprendre à le canaliser, à bâtir des guides, des chemins, c’est là, où le Franc-maçon peut intervenir… il n’est plus temps pour lui de construire des temples où des cathédrales, ce n’est plus l’expansion spirituelle qu’il faut mener, mais l’expansion technique née de son génie créateur… le F.M. porte en lui le compagnon qu’il continue d’être, indépendamment des grades acquis ultérieurement… C’est un travail devenu planétaire… le danger n’est pas dans l’outil, n’est pas dans l’intelligence artificielle, mais dans la façon dont l’humanité va l’utiliser…
Le danger n’est pas dans la flèche, ce n’est pas elle la coupable, elle n’y est pour rien, le danger, c’est l’homme, toujours lui, selon ce qu’il a décidé de viser. C’est lui qui décide, c’est lui qui choisit, c’est lui qui ordonne… C’est lui qui tue, pas la flèche, pas l’arc, pas l’arbalète, pas la bombe, pas le drone.
Cette responsabilité de l’homme n’est pas nouvelle. Elle parcourt l’humanité depuis son émergence ; je songe à cet instant à la phrase de Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », phrase énoncée en un temps où la science état loin d’avoir l’ampleur que nous lui connaissons aujourd’hui.
Il appartient donc au F.M. d’être dans la maîtrise de ses actes, de ses choix, de faire triompher l’esprit humain sur la matière technique de n’importe quelle machine, aussi sophistiquée soit-elle.
L’intelligence artificielle peut-elle se faire poète ? Peut-elle rêver tel André Chénier, un soir, au concert, derrière une spectatrice et murmurer : « Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat, se plie et de la neige effacerait l’éclat » et même si elle amalgame savamment des mots peut-elle avoir l’émotion qui en jaillit… l’émotion est humaine… il faut un cœur pour comprendre ; l’intelligence artificielle n’a pas de cœur… les impulsions alternatives du courant ne conduisent aucune émotion.
Je continue de croire en la supériorité de la fragile palpitation de notre matière cérébrale sur le ballet électronique de nos ordinateurs quotidiens.
Je continue de croire en la supériorité de l’homme.
J’ai dit…
Jérôme Touzalin – G.M. Grande Loge de L’Europe et de la Méditerranée