Les Illuminati font les beaux jours des théories complotistes les plus extravagantes. Ont-ils vraiment existé ? S’agit-il d’un fantasme qu’on agite encore beaucoup aujourd’hui ? Eclairage avec Pierre-Yves Beaurepaire, professeur d’histoire moderne à l’université Côte d’Azur et membre de l’Institut universitaire de France, auteur de l’ouvrage Les Illuminati. De la société secrète aux théories du complot.
Les Illuminati : comment a-t-on associé cette société secrète à la théorie d’un « complot mondial » ? – Article de RTBF.BE – LE FIN MOT
Les théories conspirationnistes agitent l’esprit de l’être humain depuis des siècles. Si des sociétés secrètes ont pourtant bien existé, l’une des croyances tenaces concerne les Illuminati. Leurs membres auraient infiltré, à l’échelle mondiale, les postes et entreprises de domination du pouvoir. Dans l’ombre, cette élite omnisciente œuvrerait pour l’instauration d’un nouvel ordre mondial. Tant les stars du show-business comme Rihanna, Kanye West, ou Madonna que les dirigeants politiques seraient concernés. Des fantasmes encore bien présents au XXIe siècle. Dernièrement, les réseaux sociaux étaient inondés d’images d’Emmanuel Macron reproduisant le signe d’un triangle avec ses mains pour symboliser la Tour Eiffel lors de la candidature parisienne pour les Jeux Olympiques 2024. Signe que des internautes ont apparenté au symbole de l’Œil de la Providence, souvent rattaché aux Illuminati.
Mais d’où vient cette société occulte ? Contrôle-t-elle vraiment le monde aujourd’hui ?
Au commencement, il y a la volonté de former une jeune génération à l’esprit des Lumières
Pour comprendre la fondation du mythe du complot mondial des Illuminati, il faut se replonger dans la création de la société secrète qui lui est apparentée : les Illuminaten, appelée en français Les illuminés de Bavière. Cette organisation a bien existé au XVIIIe siècle, laissant au passage un nombre conséquent d’archives à la portée des historiens.
Fondée par Adam Weishaupt, alias Spartacus, professeur en théologie, elle est née dans un cercle universitaire d’Ingolstadt. On pourrait ainsi la comparer au fameux Cercle des poètes disparus dans le film avec Robin Williams car Weishaupt « a une recherche de charisme, de volonté d’éveiller les étudiants qui travaillent avec lui » explique Pierre-Yves Beaurepaire. Cette création s’inscrit dans le contexte de l’Allemagne catholique de la Contre-réforme : le professeur veut émanciper ses étudiants de l’emprise des Jésuites. « Pour lui, cela passe par ce projet de société secrète, qui pour lui est d’abord une sorte d’utopie pédagogique des Lumières à laquelle il travaille ». Cette société est fondée sur la raison, mais aussi sur la contestation politique : à savoir une volonté de révolte, de remise en cause de l’environnement des futures élites. « Au fur et à mesure des esquisses, de brouillons, des statuts qu’il rédige, de ses correspondances initiales, il y a une hésitation. Il y a une volonté de révolte contre ce qu’il estime être une forme d’emprise sur les esprits, mais en même temps, il n’est pas un révolutionnaire, il ne veut pas renverser l’ordre établi« nuance le professeur d’histoire moderne de l’université de Côte d’Azur.
Le paradoxe des Illuminati, associés aux francs-maçons
Ce ‘club’ formé par Weishaupt s’inspire d’une autre organisation bien connue et étendue internationalement : la franc-maçonnerie. Ces deux associations sont bien distinctes, mais ont tissé des liens rapprochés, donnant souvent lieu à des confusions dans l’imaginaire collectif. Un phénomène qui a fait naître divers malentendus, véhiculant une mauvaise compréhension de ces deux sociétés secrètes.
Pierre-Yves Beaurepaire explique : « La franc-maçonnerie, au XVIIIe siècle est une société à secrets, celle des secrets d’initiation partagée : un certain nombre de pratiques auxquelles chacun s’astreint par son libre choix, la société volontaire. Mais quelqu’un comme Weishaupt, même si l’année où il crée les Illuminaten, en 1776, il choisit aussi d’être reçu parmi les francs-maçons, les considère aussi de manière un peu hautaine, en trouvant que son projet à lui est quand même beaucoup plus original. La franc-maçonnerie est beaucoup plus ancienne au XVIIIe, elle embrase tout le siècle. Mais il ne peut pas en faire abstraction, parce que c’est une forme de sociabilité qui a le plus de succès au XVIIIe. Donc évidemment, la plupart des gens qu’il veut recruter pour les Illuminaten sont déjà francs-maçons, lui compris, c’est le paradoxe ».
L’idée d’un complot mondial : toutes les grandes sociétés secrètes coupables ?
Ensuite, les nouveaux illuminés de Bavière « comprennent tout le bénéfice que pourraient tirer les Illuminaten de la franc-maçonnerie, soit en recrutant déjà un certain nombre de francs-maçons, plus avancés dans une carrière que de jeunes étudiants, mais aussi en créant des structures qui ont l’apparence d’une loge maçonnique, qui sont effectivement une loge, mais dont la direction secrète est assurée par des Illuminaten ». L’historien français donne ainsi l’image d’une « pompe aspirante qui part du terreau maçonnique, qui représente une dizaine de milliers de membres dans l’Europe du XVIIIe siècle, pour les attirer vers les Illuminaten ». Résultat : « Certains de ces francs-maçons ne sauront même pas que leur loge est en réalité une sorte de faux nés des Illuminaten. C’est très intéressant en termes de manipulation et d’organisation parce que dans sa correspondance Weishaupt en parle énormément sur la manière de recruter, de circonvenir à un certain nombre de francs-maçons pour les amener à lui ».
Ce recrutement caché des Illuminés de Bavière a ainsi participé à l’alimentation de thèses sur des supérieurs inconnus qui fomentent un vaste complot mondial : le fameux complot judéo-maçonnique. La dénonciation des Illuminati joue alors un rôle pionnier concernant la mécanique du complot. Cette idée de supérieurs inconnus, appelée aréopage, avec à sa tête Weishaupt chez les Illuminaten, se manifeste d’ailleurs chez d’autres sociétés secrètes célèbres. D’après Pierre-Yves Beaurepaire, « il y a aussi des rumeurs à cette époque de supérieurs inconnus parmi les francs-maçons ». Pour certains, ces supérieurs de l’ombre sont les Stewart en exil, héritiers des templiers, pour d’autres, ce sont les jésuites « et Weishaupt fait partie de ceux qui sont prêts à accepter cette lecture du complot jésuite, qu’on trouve aussi très présente au XIXe siècle (NDLR : malgré la suppression de l’ordre religieux en 1773) ».
Chaque camp dénonce donc son opposant comme étant l’araignée qui tisse sa toile sur le monde : en milieu catholique, on considère que ce sont les francs-maçons, les Illuminaten et les protestants ; en milieu protestant, on pointe les francs-maçons, les Illuminaten et les catholiques. « Chacun peut donner sa propre version » souligne l’auteur de Les Illuminati. De la société secrète aux théories du complot. « La bascule se produit au début du XIXe siècle, même si je trouve des traces à la toute fin du XVIIIe siècle dans les archives que j’utilise pour le livre : un des correspondants d’un des principaux dénonciateurs des jésuites va lui dire ‘vous oubliez les supérieurs inconnus : les Juifs’. A partir de là, on enclenche une mécanique que l’on connaît tout au long du XIXe-XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, celle du complot judéo-maçonnique ».
L’Œil de la Providence, symbole des Illuminati ?
Et que représente alors le complot Illuminati contemporain ? On associe généralement l’œil scintillant au sommet d’une pyramide inachevée comme le symbole de la puissance secrète. Il s’agit de l’Œil de la Providence, figurant au verso du Grand sceau des États-Unis, ainsi que sur le billet d’un dollar américain. Un symbole qui… n’a rien à voir avec les Illuminati. On l’associe aux Illuminati car la date 1776, en chiffres romains, est gravée sur la première rangée de pierres de la pyramide, année de la fondation des Illuminés de Bavière… mais surtout année de l’indépendance des États-Unis.
De plus, d’après Pierre-Yves Beaurepaire, le jeu des symboles n’était pas vraiment utilisé par la société fondée par Adam Weishaupt. Ce sont plutôt les interprétations de leurs opposants qui ont permis la création d’un mythe autour d’un complot de cette société secrète… qui n’a duré qu’une décennie, après avoir été dissoute en 1785 : « Je pense que la réussite post mortem des Illuminaten, c’est précisément le fait qu’ils ont peu de symboles. Autant les francs-maçons ont énormément de symboles dès le XVIIIe siècle et travaillent dessus dans chacune de leurs assemblées, autant les Illuminaten en ont très peu. Ils ont la chouette de Minerve, un livre où tout reste à écrire, mais ils ont peu de symboles. Ce sont donc souvent leurs adversaires qui leur en ont créé et qui ont vu derrière le terme qu’on peut lire et comprendre de multiples façons, en association avec l’image, la preuve qu’ils sont là ».
C’est ainsi que même au XXIe siècle, des signes réalisés dans la pop culture peuvent être imaginés comme des références aux templiers et aux Illuminati : « Toutes sortes de symboles qui ne sont pas propres aux Illuminaten, deviennent, quand ils basculent vers le mythe des Illuminati, une sorte de marque de fabrique ».