L’éditorial « Lyon-Mag » publie une interview du Grand Maître de la Grande Loge de France, Alain-Noël Dubart.
Cet entretien se présente sous la forme de 15 questions dressant rapidement un panorama de la Franc-Maçonnerie Française : fondement, secret, serment, influence, avenir…
Forte de 33 000 membres, dont 900 à Lyon, et troisième obédience maçonnique, la Grande Loge de France (GLDF) a ouvert samedi sa dix-neuvième loge entre Saône et Rhône. A cette occasion, Lyon Mag a pu interroger Alain-Noël Dubart, Grand Maître de l’ordre depuis Juin 2009. Rôle, pouvoir réel, initiation, fraternité, relations avec l’Eglise, quel est le dessein poursuivi pas cette collectivité qui suscite toutes les interrogations? Voyage au pays des «Frères».
Lyon Mag : Qu’est-ce que la GLDF ?
Alain-Noël Dubart : Il s’agit d’une obédience (1) maçonnique, au même titre que les Grand Orient de France (GODF), ou que la Grande Loge Féminine de France (GLFF). La Grande Loge de France est un ordre initiatique et traditionnel fondé sur la fraternité de ses membres. C’est un ordre qui vit selon un rite, comme un ordre monastique, dans le fonctionnement, mais pas dans la réflexion. Il s’agit du Rite Ecossais Ancien et Accepté (2). Toutes les loges (3) de la Grande Loge de France travaillent au même rite.
Qu’est-ce qu’un ordre initiatique ?
Initiatique vient du latin initium, qui signifie «commencer». Il propose d’entreprendre une démarche de connaissance de soi-même, de connaissance des autres hommes ou des autres femmes, a travers l’initiation aux préceptes maçonniques. Il s’agit de se construire soi-même, à travers sa propre réflexion, et de trouver un sens a son existence. La GLDF propose donc une méthode : le dialogue avec soi-même et ensuite avec les autres. Chacun peut trouver sa propre réponse. C’est en cela que c’est une méthode initiatique.
Pourquoi le terme «maçon» ?
La démarche maçonnique vise à transformer une pierre brute en pierre taillée. La pierre brute correspond à tout homme, qui a envie de réfléchir et de participer à la démarche maçonnique, à travers l’initiation que proposent les différentes obédiences.
Pourquoi les membres d’une loge maçonnique sont-ils des «frères» ?
Les franc-maçons considèrent que chaque être humain est un autre soi-même : même conscience, mêmes devoirs, mêmes obligations, mais également les mêmes droits que soi-même. Le «frère» n’est pas reconnu comme un alter ego («autre moi»), mais comme une conscience autonome d’elle même. La démarche initiatique vise à reconnaître l’autre dans toute son autonomie, mais aussi comme membre de sa propre famille. Pour les maçons, nous sommes tous les descendants de Noé, donc symboliquement tous «frères».
L’idéal de fraternité n’est-il pas un peu naïf ?
Bien entendu tous les hommes n’agissent pas comme des frères, et ne se considèrent pas comme faisant partie de la même famille. Le but de la maçonnerie est de faire en sorte que peut être un jour, ils se considéreront tous comme des véritables frères et qu’ils agiront en frères. La fondation est plus dans l’avenir, le but à réaliser, que dans le passé. Cela peut paraître un peu utopique, au sens étymologique du terme. Le latin u-topos désigne le lieu qui n’existe pas, mais qui peut être existera un jour. Pour le maçon, il est possible de créer un lieu ou l’on puisse se sentir tous égaux en droit, tous égaux en dignité, et tous égaux en proposition. L’essentiel est de travailler pour qu’éventuellement, un jour, un tel lieu existe.
La Franc-Maçonnerie est-elle une société secrète ou discrète ?
La Franc-Maçonnerie se revendique comme une société discrète. La GLDF a volontairement été plus en retrait que d’autres obédiences, jusqu’à ces dernières années. Le vrai secret demeure sur le fondement de l’initiation, sur la transformation possible du vécu psychologique, qui ne regarde que chaque maçon. Si un franc-maçon vient vous expliquer ce qui a été changé en lui par l’initiation maçonnique, c’est son seul problème. Ce n’est pas le problème de la loge ou de l’obédience d’expliciter en quoi la personnalité de quelqu’un a pu évoluer, a pu changer, tout simplement parce qu’il n’y a que cette personne qui peut savoir en quoi il a été changé.
La Franc-Maçonnerie est-elle un réservoir d’idée ou organe de lobbying ?
C’est tout à la fois cela et son contraire. Mais ce n’est jamais la loge, en tant que telle, qui fait du lobbying. Une loge ne peut pas avoir d’idées politiques sociales ou religieuses. C’est strictement impossible, sinon, elle s’écarte complètement du chemin du rite écossais. Mais les «frères» qui travaillent dans les loges sont impliqués dans la vie de la cité. Chaque «frère» est par contre incité, par le cheminement initiatique qui est le sien à s’intéresser à la vie de la cité. Tout simplement car le rite apprend qu’il faut continuer dehors la réflexion qui est menée à l’intérieur. Cela suppose que l’on s’investisse dans une vie associative, syndicale ou politique, ce qui est quelque chose de tout à fait noble. A titre personnel, j’ai été douze ans conseiller municipal à Armentières, dans le Nord de la France. J’ai aussi fait du syndicalisme médical pendant une trentaine d’années
La Franc-Maçonnerie est-elle anti-cléricale ?
La GLDF a une vision très laïque de la société mais pas anti-cléricale. Le combat pour la laïcité a été mené à la fin du siècle précédent et a abouti à la loi de 1905. C’est un combat qui a été mené par la GLDF et la GODF. Ce combat a été mené conjointement par ces deux obédiences. A l’époque cela était un combat anti-clérical, car l’église voulait avoir le pouvoir spirituel sur les hommes, mais aussi le pouvoir temporel de l’éducation dans la cité. Ce combat là a été gagné, et l’école publique est là pour en faire foi. Lesfrancs-maçons sont intimement attachés à la laïcité républicaine.
La Franc-Maçonnerie est-elle élitiste ?
A priori, il n’y a pas de sélection possible à la base. Dans la pratique, il y a des biais de sélection qui existent, et le recrutement se fait essentiellement par cooptation. Et par cooptation, on recrute le plus souvent dans son milieu professionnel et social. La maçonnerie ayant été élitiste à certaines époques, nous recrutons essentiellement dans les professions libérales, dans les fonctionnaires, dans les patrons de PME… Nous recrutons moins dans le milieu des agriculteurs et des ouvriers. C’est un constat sociologique. Mais tout le monde peut demander son adhésion dans une loge maçonnique, il n’y a aucune raison de le refuser a priori.
Pourquoi les «Frères» de la Grande Loge de France prêtent-ils serment sur la Bible ?
Les «frères» de la Grande loge prêtent lors de leur initiation trois serments successifs. Le deuxième serment est prêté sur la Bible. Mais les «frères» ne sont pas encore reçus Francs-Maçons. Dans ce second serment, il est spécifiquement prévu, dans le rite Écossais Ancien et Accepté, que la Bible peut être remplacé par le livre de la religion du non-maçon qui se présente. S’il est musulman, il peut demander à prêter serment sur le Coran. S’il est Juif, on peut substituer à la Bible la Torah. S’il est athée, cela ne nous pose pas de problème dans la GLDF, nous lui demandons simplement de dire qu’il va prêter son serment sur la Bible. Il va se rattacher, par ce serment sur la Bible, à la tradition religieuse, au sens large, de la majorité de ses concitoyens. Même si une grande majorité de ses concitoyens ne sont plus pratiquants. Ce serment les rattache à la communauté au sens général. La Franc-Maçonnerie est la conjonction d’Athènes et de Jérusalem, de la rationalité de la philosophie grecque et de l’évolution de la pensée religieuse judéo-chrétienne. C’est l’histoire qui nous a fait comme ça. Mais nous ne sommes pas restés comme ça.
En quoi consiste le troisième serment ?
Ce troisième serment est toujours prêté sur la Bible. Mais on fait comprendre textuellement au non-maçon initié, que lorsqu’il vient d’être reçu franc-maçon, il n’a plus la Bible en face de lui, mais le «volume de la tradition». Quelque soit votre religion à ce moment là, vous prêtez serment sur le «volume de la tradition». Il faut parfois quelques années de pratique maçonnique pour bien comprendre que la Bible qui est ouverte à «l’autel des serments», dans une loge maçonnique, ne représente plus la parole du Dieu révélé, mais une tradition. Ce n’est plus la vérité de Dieu. La Franc-Maçonnerie ne se réclame pas d’une révélation spécifique ni d’une religion déterminée, elle rappelle seulement qu’en Occident, l’ensemble des révélations est né de la tradition biblique. Ce qui ne veut pas dire que pour le «frère» qui est chrétien, ce ne soit pas aussi la parole de Dieu, mais ça n’est plus uniquement la parole de Dieu.
Quels faits de sociétés interpellent les maçons aujourd’hui ?
Dans les loges maçonniques de la GLDF, il est strictement interdit de débattre de politique et de religion au sens profane du terme. Ce qui peut diviser les «frères» sur les questions politiques ou religieuses est banni. Par contre, il est tout à fait possible de faire un exposé sur un sujet religieux ou politique. Simplement, si ce sujet est exposé dans une loge, en aucun cas il ne peut y avoir de vote pour ou contre l’exposé qui a été fait par ce «frère». Un «frère» peut très bien exposer pourquoi il est catholique pratiquant, on l’écoutera de façon respectueuse et intéressée, on lui posera des questions, mais il n’y aura jamais de vote pour dire si cela est bien ou mal. La seule règle en franc-maçonnerie est la liberté de penser. S’il n’y a pas la liberté de penser, nous ne sommes pas dans une loge maçonnique.
Nous avons, par exemple, été auditionnés sur la question de la burqa par la Commission André Gerin, avec le Grand Orient de France (GODF) et la Grande Loge Féminine de France (GLFF). Mais il n’y a pas de position officielle de la GLDF. On défend plutôt une manière d’aborder le problème.
Comment êtes-vous visibles pour vos concitoyens ?
Chaque loge organise régulièrement deux sortes d’évènements. De nombreuses loges invitent des conférenciers non-maçons à venir exposer un sujet, souvent de société, de philosophie ou de religion, dans la loge même. Dans ce cas de figure, le conférencier n’est pas maçon, mais il n’y a que des maçons dans l’assistance. Nous avons déjà invité le recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, ainsi qu’Élie Dayan, rabbin de la synagogue de Lille, à venir plusieurs fois nous expliciter le problème de l’éthique dans la religion juive, le devenir de l’homme…
Aussi, les loges organisent ce que l’on appelle des «tenues blanches ouvertes» : la loge invite des non-maçons à venir dans les temples, où les symboles principaux ont disparu. Dans ce cas de figure, c’est un maçon de la GLDF qui s’adresse à un public non-maçon pour expliciter ce que la GLDF propose. Cela peur s »‘apparenter à des sessions de recrutement. Une «tenue blanche ouverte» présente ce que l’on est, avec l’espoir qu’un certain nombre d’auditeurs seront intéressés et auront envie de nous rejoindre.
Comment rejoindre une loge maçonnique ?
Il y a deux méthodes. Par cooptation, cela représente 75% à 80% des recrues. Un «frère» fait une demande, la demande est présentée à la loge, qui décide si oui ou non elle poursuit avec la personne cooptée. Si elle poursuit, elle désigne trois «frères» qui vont voir ce «profane» (4) pour savoir de quoi il en retourne. Ils font un rapport à la loge, qui décide si elle continue ou pas. Si elle continue, on demande à ce «profane» de venir dans la loge, pour le «passage sous le bandeau» (car il a les yeux bandés), et de répondre aux questions posées par les «frères».
La seconde méthode est par internet : toutes les obédiences, dont la GLDF, ont développé depuis une dizaine d’années des sites, sur lesquels toutes les personnes peuvent aller se documenter, voir ce qu’est une obédience maçonnique, ce qu’elle propose, quel est son fond culturel, son histoire. Il faut faire la demande, et expliquer ses motivations à travers un court écrit.
Quelle anecdote a marqué votre vie de maçon ?
Je me souviens que dans ma propre loge, a été présenté un «frère» qui était horticulteur-jardinier. Il avait un niveau d’instruction s’arrêtant au certificat d’étude, très nettement en dessous de la moyenne des «frères» de mon atelier. Nous lui avons posé quelques questions philosophiques. Ce «frère» ne savait pas y répondre. Il était gêné de ne pas pouvoir y répondre et nous étions gênés de le mettre dans cette situation. Nous ne savions pas vraiment lui poser les bonnes questions. Nous avons fini par lui demander ce qu’il trouvait de beau dans la vie. Ce «profane» a répondu que ce qu’il trouvait de beau dans la vie était de voir une fleur pousser. Nous sommes tous restés parfaitement silencieux. Nous avons tous compris que ce «profane» venait de nous révéler une profonde vérité que nous n’avions pas su saisir nous même. Nous l’avons initié, il a été un excellent frère, et nous a appris beaucoup de choses. Il ne connaissait pas la philosophie, pas la musique moderne… Par contre, il connaissait bien son métier. Il nous a apporté la connaissance de son métier de la manière dont il le vivait. L’apport d’un maçon dans une loge maçonnique ne se résume pas à ses connaissances théoriques, c’est ce qu’il est, ce qu’il fait. S’il en tire quelque chose, il apporte aux autres. La démarche maçonnique est de recevoir de tous ceux qui ont quelque chose à donner ce qu’ils ont à donner. Chaque homme a quelque chose à apporter dès l’instant qu’il le vit pleinement.
(1) Depuis le début du XVIIIe siècle, ces loges sont elles-mêmes le plus souvent regroupées en fédérations de loges appelées obédiences (du latin obedire, « obéir »).
(2) Le Rite écossais ancien et accepté (REAA) est l’un des rites maçonniques les plus répandus dans le monde. Il comprend trente-trois grades. Il est habituellement pratiqué dans le cadre de deux organismes complémentaires mais distincts:
– Une obédience maçonnique qui fédère des loges des trois premiers grades de la franc-maçonnerie.
– Une « juridiction » de hauts grades maçonniques, dirigée par un « Suprême Conseil », qui regroupe des ateliers du 4e au 33e degré.
(3) Dans la terminologie maçonnique, on appelle « loges » ou « ateliers » les groupes de base de la franc-maçonnerie
(4) Personne non-initiée aux rites maçonniques ou personne en cours d’inititation, pas encore intronisée franc-maçon.