Le site d’information de la Bretagne « BREIZH-INFO » a publié un dossier sur Franc-maçonnerie. Quelle implication dans la traite négrière ?
Aujourd’hui encore, les ports de Marseille, Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Lorient, Brest, Le Havre ou Dunkerque sont des bastions de la Franc-Maçonnerie. C’est encore plus vrai de l’autre côté des mers, en Guyane, Guadeloupe, Martinique ou à la Réunion : sans évoquer la confrérie humaniste, difficile de comprendre le (dys)fonctionnement des sociétés de l’Outre-Mer.
Cette implantation maçonnique remonte au 18ème siècle. Au moment où la traite négrière atteint des sommets…
A Saint-Malo, 40 % des négriers étaient franc-maçons
Fondée selon les uns dans le Temple de Jérusalem par l’architecte du roi Salomon, selon les autres en 1717 dans un bar de Londres, la Franc-Maçonnerie n’existe comme phénomène historique qu’à partir du 18ème siècle, en se répandant le long des routes du grand commerce.
Dès 1721, les Frères traversent la Manche et s’implantent à Dunkerque, avant même Paris (1725) ; en 1732, c’est au tour de Bordeaux (loge « L’Anglaise »). Dans les deux décennies qui suivent, la plupart des ports esclavagistes français voient s’ouvrir au moins une loge : Le Havre (1738), Marseille (1742), Nantes, Le Croisic, Lorient (1744), Brest (1745), Morlaix (1746), La Rochelle (1752)…
Depuis la métropole, les frères projettent leur réseau sur l’Outre-Mer français : dès 1738, à Saint-Domingue, actuelle Haïti (loge Les Frères Réunis) ; 1738 également en Martinique (La Parfaite Union) ; 1744, à la Réunion (Saint Jean de Bourbon); 1745 en Guadeloupe (Saint-Anne); 1765 en Guyane (Saint Jean de Guyane). En 1781, c’est Saint Louis-du-Sénégal qui reçoit la première loge de toute l’Afrique : le troisième côté du triangle commercial est ainsi tracé. A contrario, le Canada français, colonie de peuplement blanc sans maîtres ni esclaves, n’a jamais eu de loges.
Les îles à sucre deviennent des bastions maçonniques, avec un quadrillage beaucoup plus dense qu’en métropole. Le monde colonial français totalise une centaine de loges au 18ème siècle, à mettre en regard avec les 689 loges recensées dans le royaume de France. A Saint-Domingue, premier producteur mondial de sucre, on recense pas moins de 40 loges et 1000 maçons, à comparer aux 40 000 Blancs qui vivent sur l’île et aux 30 à 40 000 maçons de la métropole. Dans les loges de Saint-Domingue, figurent « toutes les conditions, du petit marchand au grand propriétaire, du petit fonctionnaire au commandant de la place ou de la colonie« . Seuls les Noirs ou les Blancs en ménage avec des femmes de couleur sont blackboulés. Une poignée de métis esclavagistes sont acceptés, mais comme « frères servants » (demi-maçons servant à table).
(« La FM dans les colonies françaises au 18ème siècle », Alain Le Bihan, 1974)
La chaîne qui unit les deux bords de l’Atlantique est autant financière que spirituelle. Alain Le Bihan relève : « Utiles à l’occasion [pour le lobby des planteurs], 200 à 300 maçons parisiens qui, par leur origine ou leur état, avaient des intérêts dans les îles et s’y risquaient de loin en loin. » Les loges de Bordeaux et Marseille exportent aux Antilles leur rite spécifique : il sont toujours en vigueur dans les îles. En retour, les maçons métropolitains importent le racisme créole : en 1761, la loge marseillaise « La Parfaite Sincérité » renouvelle ses statuts et règlements : désormais, pour la candidature à l’entrée en loge, « tous profanes qui auraient le malheur d’être juifs, nègres, ou mahométans ne doivent point être proposés ».
(cité par Pierre-Yves de Beaurepaire sur le site de la Bibliothèque de France).
Sur ce sujet des rapports entre maçonnerie et esclavage, aucune recherche d’ensemble n’est disponible. Des bourses de recherche sont bien distribuées chaque année par la Fondation de la Mémoire de l’Esclavage, présidée par Jean-Marc Ayrault, ancien maire de …Nantes. Mais pas encore sur ce sujet.
Pour établir des statistiques, il faut donc rassembler ce qui est épars dans la documentation. Le plus facile est de se concentrer sur Saint-Malo, qui a été une petite et tardive place négrière et maçonnique (pas de loge avant 1772), et qui est très bien documentée grâce à l’aventure corsaire. Sur les 11 principaux armateurs négriers malouins du 18ème siècle, au moins 4 avaient leur rond de serviette à la loge « La Triple Essence ». Parmi les noms de bateaux armés par les Malouins à cette époque, on recense quelques noms à consonnance maçonnique (« Union », « Heureuse Union », « Véritable Ami »), à quoi peut s’ajouter peut-être le « Comte de Clermont », baptisé en l’honneur de ce membre haut placé de la famille royale, par ailleurs membre de la direction de la Compagnie des Indes et Grand-Maître de la maçonnerie française de 1743 à 1771.
Sources : « Saint-Malo aux temps des négriers », Alain Roman, 2001 et « La Franc-Maçonnerie à Saint Malo », Christian Jouquand.
Le premier réseau social efficace
Que venaient faire des négriers au sein d’une conférie d’humanistes ?
Pour y répondre, on dispose d’une source étonnante : « Le Maçon démasqué, ou le vrai secret des Francs-Maçons », un livre publié sous le manteau en 1757. Bien informé, son auteur anonyme se décrit comme un ex maçon désabusé.
Pour commencer, le ticket d’entrée est prohibitif : il raconte qu’il lui en a coûté quatre guinées d’or pour sa réception comme apprenti, soit au cours actuel près de 2000 euros. C’est crédible : en 1780, la loge bordelaise « L’Etoile flamboyante aux trois Lys » facturait l’initiation de base à 6 louis d’or, soit plus de 2700 euros (chiffre cité par Johel Coutura, « L’activité d’une loge à Bordeaux entre 1780 et 1782 ») ; de nos jours, la cotisation annuelle chez les maçons représente autour de 400 euros.
Pour ce tarif, on entre dans un réseau de relations humaines plutôt denses :
L’auteur aspirait à l’égalité, au moins à plus de fluidité. Il constate que les barrières de castes, si fortes sous l’Ancien Régime, ne sont pas totalement abolies dans la Franc-Maçonnerie :
Malgré ces déconvenues, le frère anonyme reconnait que le réseau fait en sorte qu’il y ait des renvois d’ascenseurs effectifs :
De tous les clubs amicaux et mutualistes apparus en Ecosse et en Angleterre, c’est la franc-maçonnerie qui a connu le succès le plus éclatant. Elle est la seule à avoir établi des tarifs élevés et misé sur la mise en réseau à une échelle internationale des talents et des puissants. A travers un système inédit de Grandes Loges nationales franchisant des succursales et organisant les relations entre adeptes (par exemple en délivrant des certificats d’appartenance, véritables passeports maçonniques). En quelques décennies, les loges regroupent en France des nobles (autour de 25 %), des ecclésiastiques d’un certain niveau, des gens de justice en marche vers la noblesse, des bourgeois petits et grands, et parmi eux des négociants agissant à l’international…
Et chez ces derniers, il est admis de diversifier les activités en investissant de temps à autre dans la traite négrière.
Ce dispositif a relié les différents maillons de la chaîne esclavagiste : planteurs, administrateurs coloniaux, officiers de marine entre deux ports, protecteurs hauts placés à la Cour, négociants-armateurs ; pour échanger convivialité, tuyaux, passe-droits, hospitalité voire flux financiers. Car la traite négrière était très gourmande en capitaux, elle était potentiellement juteuse mais risquée. Des nobles pouvait sans déroger y investir leur rente, à condition de connaitre des contacts fiables dans les ports où se trouvaient les organisateurs.
Victor Schoelcher, l’arbre qui cache la forêt
C’est la Révolution de 1789 qui va porter un premier coup à ce petit monde esclavagiste : c’est pour la Franc-Maçonnerie la fin d’une belle époque et en même temps une courte parenthèse.
La question de l’esclavage se pose en effet rapidement, la prise de la Bastille étant suivie en 1791 d’une révolte des esclaves de Saint Domingue.
Si on trouve des francs-maçons parmi les abolitionnistes, il y en a plus encore parmi les tenants du statu quo : ils peuplent le comité de Massiac qui relaie efficacement le lobby colonial à l’Assemblée nationale. Le président du comité est un Frère de Rennes, Yves Cormier (1740-1805). Fils d’un négociant, il a été admis dès l’âge de 20 ans à la loge La Parfaite Union de Rennes. Il est resté assidu et y a passé tous les grades (Annuaire des FM 1760-1940, Daniel Kerjean, Presses universitaires de Rennes, 2005). Dans le civil, Cormier était juge au tribunal royal de Rennes et marié à une Rochelaise, héritière d’une plantation à Saint-Domingue.
De 1789 à 1794, balayant les tièdes et les opposants, la Révolution poursuit sa course, pour le pire et aussi pour le meilleur. En 1794, l’esclavage finit par être aboli.
Cette entrée du peuple dans l’histoire provoque un certain désarroi dans la Franc-Maçonnerie. Grand-Maître depuis 1771, Philippe d’Orléans, prince de la famille royale, tente de s’adapter : il change son nom pour celui de Philippe Egalité ; il vote la mort de son cousin Louis XVI ; il annonce publiquement sa démission de la Franc-Maçonnerie en admettant » qu’il ne doit y avoir aucun mystère ni aucune assemblée secrète dans une république« . Il n’en finit pas moins à la guillotine – une machine promue par le Frère Guillotin.
Au temps des sans-culottes et de la République absolue (1793-1794), le réseau maçonnique français a presque totalement disparu (une dizaine de loges subsistantes). La chute de Robespierre lui permet de renaitre de ses cendres, le coup d’état de Napoléon de retrouver très vite son niveau d’Ancien Régime (674 loges en 1806).
En 1802, Napoléon rétablit l’esclavage dans les îles à sucre. Une coïncidence ? Non : le premier consul est travaillé au corps par le lobby colonial. La première dame de France, Joséphine de Beauharnais, est héritière de plantations à Saint-Domingue et elle est aussi franc-maçonne ! (elle appartenait à une loge d’adoption féminine, une innovation de la maçonnerie française, pratiquée notamment dans la noblesse dès l’Ancien Régime – la Princesse de Lamballe, l’amie la plus sincère de Marie-Antoinette, appartenait à une loge d’adoption).