Voici une planche de l’un de nos frères suisse qui nous interpellera sans aucun doute sur des notions qui ne nous sont pas étrangères mais parfois, hélas, nous échappent…
N’oublions pas que nous sommes des hommes libres !
« Autorité, Hierarchie, Serment
Ces trois notions ont en commun d’être indissociables de celle de respect. Mais les deux premières ont trait au pouvoir que l’on exerce ou que l’on subit, tandis que la troisième, le serment, désigne un engagement, un acte fondateur qui trouve son vrai sens dans la fidélité. Etre fidèle c’est tout autre chose qu’être respectueux.
Une gradation se dessine qui conduit à l’essence de la démarche maçonnique. On plie face au pouvoir, qu’il soit physique, intellectuel ou moral. On acquiesce à soi-même en ne trahissant pas le serment fait, en ne trompant pas son ami, son frère, ses frères
Un homme d’honneur ne se déjuge pas.
Et cela n’a rien à voir avec l’intelligence qui pousse à faire évoluer les convictions, à changer d’avis. La Maçonnerie emprunte forcément à la vie profane, à commencer par les moyens de son fonctionnement, tel par exemple son type d’organisation administrative. C’est admettre que tout en elle-même ne relève pas de l’originalité de sa démarche. Il n’empêche, déjà sur ce chapitre, elle vise le meilleur. Ne pouvant exclure les relations de pouvoir, elle en valorise ce qui préfigure le profil du vrai maçon : l’adhésion à un monde ordonné. Chacun de nous le sait bien, celui qui ne respecte rien est un traître en puissance. Et la fidélité se forge déjà dans l’épreuve de la soumission à un pouvoir quel qu’il soit. Ainsi se canalisent progressivement une énergie et une intelligence au but d’offrir au maçon à être en accord avec lui-même et avec tous ceux qui entendent créer, construire et prolonger l’acte édificateur. Entre-temps l’esprit critique, l’échange, la discussion auront eu leur place, leur temps… mais aussi leur fin, car le chantier n’avance pas dans les discours et les états d’âme.
L’on peut s’interroger sur les rapports difficiles qu’entretien le philosophe avec la cité et surtout le pouvoir en place, pour illustrer ce propos, rappelons-nous la vie et la mort de Socrate. Curieusement, il fut condamné à mort pour impiété, alors qu’il enseignait que la religion est vraie, qu’il fournissait des raisons de croire aux dieux et d’obéir aux lois. Pourquoi alors cette terrible sanction ? Précisément parce que ce type d’attitude est insupportable aux tyrans. Ceux-ci veulent qu’on adhère aux dieux et aux lois de la cité sans discussion. Socrate donne des raisons d’obéir aux lois, mais c’est déjà trop d’avoir des raisons d’obéir : aux raisons d’autres raisons s’opposent, et le respect s’en va. Ce qu’on attend du philosophe est justement ce qu’il ne peut donner : l’assentiment à la chose même et sans considérants. En réalité il n’est pas acceptable pour le pouvoir en place que Socrate croit pour des raisons siennes et non pour des raisons d’Etat. On lui prêtera en plus l’arrière pensée de se soumettre aux lois dans l’unique intention de les changer. Ce n’est pas qu’elles sont bonnes, mais elles sont l’ordre et on a besoin de l’ordre pour les changer. De là à vouloir changer ceux qui dirigent… (Méfiez-vous despotes et tyrans !) Bref, il est dans la nature de tout pouvoir de mal s’accommoder d’une adhésion critique, d’un acquiescement purement tactique. C’est l’assentiment profond qui fait le vrai pouvoir, le seul qui vaille. Machiavel le rappelle crûment : « il faut ou gagner les hommes ou se défaire d’eux ». Car inéluctablement les relations s’envenimeront. Et d’ajouter : « Ils peuvent se venger des offenses légères mais non des offenses graves ». Ainsi nous pourrions croire que l’art de gouverner se ramène à l’art de la guerre et partant le statut du citoyen à une soumission indigne.
Cette représentation caricaturale des rapports sociaux présente au moins l’intérêt de montrer que le respect n’est d’abord qu’un comportement extérieur n’impliquant nulle adhésion profonde. Il peut aussi bien cacher la veulerie qu’une opposition résolue mais habile. Néanmoins il y a là une prise en compte de l’autre qui est le début d’une identification de son être, d’une attention à sa volonté. Le respect exclut les rapports frustres et brutaux. L’autre a été repéré. Je ne suis pas seul. Il faudra compter avec lui, avec eux. Un chemin est ouvert, praticable, entre nous. Et la sérénité peut-être d’une relation où autre chose que le pouvoir est en jeu. Dominant-dominé : l’alternative est un peu courte, il y a une sottise propre aux détenteurs d’un pouvoir de vouloir soumettre l’autre comme il y en a une de croire qu’obéir c’est déchoir. Et encore une troisième idiotie de croire que cette dichotomie est l’essence de la vie. Non, la vie dans son foisonnement est autrement complexe, riche.
La hiérarchie est partout, le haut et le bas sévissent universellement en une poussière de degrés. L’autorité est répartie sous les espèces du multiple. Chacun en a sa part selon ses aptitudes, ses mérites et son travail. A chaque instant tout se rejoue et chaque instant redistribue toutes les cartes. Pourtant n’y voyons là aucun fatalisme, je contribue de manière déterminante à mon destin, mais les autres aussi. Une interpénétration essentielle lie mon sort aux autres. Il m’appartient d’y repérer les réseaux, les hiérarchies, qui, en affinité avec moi, me permettront de m’enrichir, de m’élever dans tel ou tel domaine. Dans cet échange constructeur, tantôt c’est moi qui dirigerai, tantôt ce sera lui, tantôt ce sera différent et au même moment les deux à la fois… qu’importe qui donne le « la » si la musique est bonne.
Voila que la notion de respect a singulièrement gagné en densité.
Il y a loin de savoir qui commande ! Or du commandement il y a puisque l’un enjoint l’autre de prêter attention à ce qui émane de lui, à ce qu’il exprime. Les rapports de force initiaux précédemment décrits ont changé de nature. La hiérarchie et l’autorité sont devenues ce qu’elles doivent être : des moyens, non des enjeux. Pour utiliser notre langage, l’accès au commandement ne saurait être considéré comme un salaire. C’est au contraire une servitude, cette part d’intendance nécessaire à la réception d’un message, d’une élévation en esprit. Entre ceux qui commandent, qui enseignent et ceux qui obéissent, qui apprennent il y a la qualité commune et essentielle de l’humilité. Nous sommes unis dans le dessein d’être heureux et de communiquer le savoir.
Tout cela est pourtant insuffisant.
Au-delà des mots et des symboles, au-delà des actes les plus nobles, les plus vertueux, il y a quelque chose auquel appelle la Franc-maçonnerie : le respect du serment. Le cérémonial du serment, en scellant ma parole sur les trois grandes lumières, exclut toute légèreté, postule une attention absolue à ce à quoi je m’engage. Autrement dit la fidélité à moi-même. Un ordre s’est instauré auquel j’ai souscrit une fois pour toute et qui est la condition sine qua non de toute activité constructive. On ne peut remettre tous les matins les liens qui nous constituent, sous peine d’errer, vide, brisé par ses caprices, livré à ses démons. Charles Péguy a une formule saisissante : « l’ordre, et l’ordre seul fait en définitive la liberté, le désordre fait la servitude ».
Ainsi la boucle est bouclée.
Cette étape ultime de la maturité est l’aptitude à ne pas être esclave de sa propre liberté critique. Le sage enfin est celui qui peut tenir la bride courte à son énergie et à sa vivacité d’esprit pour servir une cause supérieure à sa personne, parce qu’il en a un jour décidé ainsi. Tel est le dépassement de soi qui ne s’opère que par la fidélité à soi. A ce point de surplomb de la vie, rien ne distingue de l’extérieur le gouvernant et le serviteur. Un jour par le serment je me suis mis au service des autres. On ne peut faire un serment avec son intelligence, son amour propre ou sa seule volonté. On le fait avec son cœur, avec ce que cela comprend d’affectivité, d’amour, d’impudique tendresse. Il n’y a que la relation d’une mère à son fils pour illustrer cela : on ne pourra jamais compter sur elle pour lui donner tort… elle s’est « prêtée », dans une hémorragie définitive, à lui pour toujours. Un maçon, mes Frères, s’est engagé avec son cœur auprès de ses frères, auprès des garants de l’Ordre. Avec son cœur, la pierre de touche de la Maçonnerie.
Je vais conclure en revenant à ce qui est mon postulat :
Notre Ordre et ses chefs n’ont que faire d’une fidélité bornée. Ils peuvent dès lors faire leur la réplique de Zarathoustra :
« Ils te séduisent mon style et mon langage ?
Quoi, tu me suivrais pas à pas ?
N’aie cure de n’être fidèle qu’à toi-même
Et tu m’auras suivi ! »
Cordialité et Vérité / Nicolas Roll, le 8 janvier 2008