Faire un pas de côté…
Nastassja Martin, jeune anthropologue, a consacré neuf ans de sa vie à l’étude des Gwich’in, un peuple du Grand Nord américain, expérimentant un autre rapport au temps et à elle-même.
L’art de l’attente, elle l’a appris sur le terrain. Durement. Elle avait 23 ans quand elle est partie vivre avec le peuple gwich’in en Alaska, pour une durée indéterminée. Elle est restée deux ans et de cette rencontre, elle vient de raconter l’histoire (1).
Six mois après son arrivée pourtant, elle a bien cru qu’elle allait tout abandonner. Que faisait-elle, avec son mètre quatre-vingts et sa chevelure blonde, au fin fond de la forêt subarctique ? Attirée par l’image d’un monde préservé, et confrontée aux effets dévastateurs de la modernité, à la dépression d’un peuple alcoolisé. Irritée par la réponse minimaliste de son directeur de thèse, l’anthropologue Philippe Descola, auprès duquel elle cherchait un peu de réconfort :« Parfait, c’est très bon signe : cela veut dire que le terrain commence. Restez. »
D’interminables mois seront encore nécessaires pour qu’elle perçoive le sens de cet encouragement à endurer l’inconfort :« C’est justement mon désarroi qui a permis de créer des ponts. Si j’étais venue avec une armada d’équipements, pour un temps défini, avec une position arrêtée, les Gwich’in ne m’auraient pas accordé une telle confiance. C’est un travail sur soi avant d’être un travail sur les autres : essayer de sortir des cases pré-construites, accepter de se confronter à d’autres manières de regarder le monde, se décentrer. Cela exige de s’arrêter, de prendre cette distance par rapport à ses fonctionnements, ses cadres, ses peurs, d’habiter cette zone liminaire, entre deux mondes. »
Tout sauf une fuite, un équilibre précaire que cette fille de chercheurs en politique sociale revendique comme un engagement : ne pas se satisfaire de la société telle qu’elle est, rapporter d’ailleurs des idées, des images, des mots, forcément subversifs. Dès lors, l’anthropologie ne peut se pratiquer sans ce temps long des incertitudes, et s’écrire sans en tisser un récit sincère. Même si elle se dit dans un sourire, l’accusation porte :« Les anthropologues ne sont pas toujours honnêtes dans leur manière de composer leurs livres. Ils semblent toujours garder une même distance critique, analyser froidement les ”données” du terrain et les publier aussitôt. Je pense au contraire que l’anthropologue doit faire ressentir les choses, soigner son écriture pour rendre son travail partageable au-delà du petit cercle des spécialistes. » Car si elle ne nous touchait pas, comment la vie de l’autre pourrait-elle bousculer la nôtre ? Et que serait une science humaine sans ces émotions communes ?
Sans doute cette liberté s’est-elle nourrie depuis longtemps –« j’ai toujours été un peu hors cadre », s’amuse-t-elle – et loin des bancs de l’université. Lors des voyages avec ses parents, jusqu’au dernier, initiatique, en Namibie quand elle avait 14 ans. Au sommet des montagnes savoyardes, où elle pratique les sports de glisse ou l’alpinisme depuis l’enfance, et où elle habite encore. C’est d’ailleurs grâce à un ami skieur et en aventurière – américaine celle-là – qu’elle a découvert l’Alaska lorsqu’elle avait 17 ans, se faisant guide de rafting ou réparant des coques de bateaux pour financer ses séjours… Il a fallu ensuite l’insistance de son professeur de sociologie pour qu’elle soumette un sujet de mémoire à Philippe Descola, alors tout jeune auteur dePar-delà nature et culture. Et que tout s’accélère : rendez-vous à la prestigieuse École des hautes études –« j’ai dû avoir le même sentiment de petitesse que lui face à Claude Lévi-Strauss » –, admission à 20 ans en master, déménagement à Paris, seule ombre au tableau pour celle« qui n’était pas, et n’est toujours pas, adaptée à la vie dans la capitale ».
Mais déjà, cette immersion urbaine un peu forcée est interrompue par les neuf premiers mois de terrain dans le Grand Nord et avec eux, la lente compréhension d’un monde où le présent est sans cesse rapporté aux temps anciens, créant d’infinies résonances. Suivront six années de thèse, qu’elle oppose fermement aux actuels partisans des cursus raccourcis :« La richesse de ce que l’on peut apporter vient justement de ce temps long. Un luxe, nous dit-on… Tout dépend de la société que l’on souhaite construire. »
« Bizarrement, c’est la rencontre avec le monde non humain qui m’a poussée à partir vers des mondes lointains. L’animal, comme le minéral, permet de questionner notre place, nos limites. J’ai grandi dans la région de Grenoble et petite, j’escaladais la montagne, je prenais soin de nos chevaux, j’étais fascinée par les animaux sauvages… Mais au fin fond des forêts subarctiques, j’ai trouvé la frontière : dans des situations extrêmes, ce qui nous raccroche à la vie est foncièrement humain et ne peut pas être ressenti par l’animal, même proche. Là réside peut-être la beauté de l’humanité, dans le partage de ces émotions qui nous étreignent alors. »
(1) Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 314 p., 22 €.