« Le Symbole Perdu » sort ce vendredi…On le savait tous … Voici un entretien avec Dominique Defert et Alexandre Boldrini, traducteurs officiels du dernier opus de Dan Brown.
Cette entretien a été réalisé par le site « Fluctuat.net » et nous propose la « recette » pour traduire le blockbuster littéraire de l’année.
Source : http://www.fluctuat.net/6952-Entretien-avec-les-traducteurs-de-Dan-Brown
Aucun doute : dès le jour de sa sortie, des milliers de lecteurs vont se jeter sur la version française du Symbole perdu, dernier roman de Dan Brown, paru le 15 septembre aux Etats-Unis.
Pour satisfaire ces hordes impatientes de fans non anglophones, quatre mains frénétiques et deux cerveaux courageux ont travaillé durant un mois non stop pour en proposer la meilleure traduction possible. Car confidentialité oblige, les maisons d’édition étrangères n’ont pas pu obtenir le texte avant la date de sortie américaine.
In-ter-dic-tion de les joindre pendant qu’ils travaillent, nous signalent les éditions JC Lattès.
Ce n’est qu’une fois leur texte validé et envoyé à l’impression que Dominique Defert (qui connaît bien le code Dan Brown pour avoir traduit Forteresse digitale, à droite) et Alexandre Boldrini (recruté notamment pour sa rapidité, à gauche) ont pu sortir de l’ombre – au sens propre comme au sens figuré – et nous livrer les détails de leur mission… placée sous haute protection.
Etape n°1 : s’initier à la franc-maçonnerie
Réputé pour s’intéresser aux « zones d’ombre » de l’histoire, Dan Brown a placé l’intrigue du Symbole perdu dans le milieu de la Franc-Maçonnerie. Un milieu auquel les deux traducteurs ont dû s’initier bien avant le début de la traduction.
Dominique Defert : « Durant l’été, j’ai lu de nombreux ouvrages sur la franc-maçonnerie, sur Washington, sur la Kabbale. Comme j’ignorais ce qu’il y avait dans le texte original, j’ai ratissé large. J’ai même lu un ouvrages datant de deux ans et évoquant les sujets possibles du « prochain » Dan Brown.
Un jour, un ami, en voyant chez moi tous ces ouvrages sur la franc-maçonnerie, m’a confié qu’il était lui-même franc-maçon – un détail que j’ignorais ! »
Alexandre Boldrini : « Il fallait s’informer non seulement sur la franc-maçonnerie (son histoire, ses rites, ses symboles, les mythes qui l’entourent) mais également sur les cercles de pouvoir de Washington, sur l’architecture et le découpage de la ville. Lattès nous a aidé en nous préparant des dossiers composés d’articles de fond et d’extraits d’ouvrages pertinents ».
Illus : James Wasserman, auteur de The Secrets of Masonic Washington © SIPA
Etape n°2 : se couper du monde
15 septembre 2009, 00h01 : l’éditeur américain de Brown (Knopf Doubleday) transmet le manuscrit aux éditeurs étrangers qui en ont acquis les droits. Le top départ est lancé. Alexandre Boldrini est chargé de la première moitié du livre, Dominique Defert de la seconde et de l’harmonisation du tout. Un travail monstre et très peu de temps. Ils étaient prévenus.
A. B. : « J’ai passé ce mois en isolement total (le sommeil ayant été la première victime, je ne sais pas si on peut parler d' »hibernation »). Quand Joan Schlottenmeier, chez Lattès, m’a parlé de ce travail il y a plus d’un an, elle a été très claire dès le départ : « quand le livre tombe, tu oublies tout le reste ». On oublie donc la vie sociale et familiale, on oublie les loisirs, on oublie les horaires réguliers. »
D. D. : « Le rythme de travail était soutenu. Pour ma part : 16 heures de travail par jour, de 11h à 5h du matin.
Nourriture : pizza, chinois à emporter, sandwiches (j’ai pris trois kilos !). Et pour tenir : café, coca, cigarette. Des somnifères pour s’endormir vite et profiter du peu de sommeil qu’on avait. Pour le plaisir : un punch vers trois heures du matin avec beaucoup de glace – le froid et le sucre de canne réveillent. Aucun jour de pause. Mais je gardais un soir par semaine pour voir mon fils.
(Je crois savoir qu’Alexandre marchait lui au Red Bull et terminait vers 7 ou 8h du matin.)
Mon souci premier était de ne pas tomber malade ! ou de me faire renverser par une voiture. Ou de me casser un doigt. L’obsession était de tenir le rythme. Pas question d’aller se coucher sans avoir fait son compte de pages, car il n’y aurait aucun moment ensuite pour rattraper le retard. »
Etape n°3 : empêcher les fuites
Au Etats-Unis, des versions pirates du livre avaient circulé avant sa sortie officielle. En Islande, une traduction a été volée. Alors, pas question de prendre le moindre risque.
A. B. : « La confidentialité était, bien sûr, une préoccupation majeure. La seule chose qui a circulé par voie postale, c’est l’exemplaire du livre en anglais. Pour le reste, tout a circulé via e-mail par le biais de fichiers protégés par mot de passe. Aucun traducteur qui se respecte n’ira divulguer son travail à qui que ce soit avant la sortie. Plus qu’une question de contrat, c’est une question de morale. »
D. D. : « On a évidemment fonctionné par mail. Alexandre habite dans le sud de la France, moi à Strasbourg, et Lattès est à Paris. Nos textes étaient envoyés codés. Chez Lattès, ils avaient mis au point un ingénieux mot de passe que nous nous transmettions par téléphone. Un mot de passe contextuel que seul les initiés pouvaient comprendre. Du Dan Brown ! »
Etape n°4 : apprécier le texte
Les traducteurs sont catégoriques : pour bien traduire Dan Brown, il faut aimer Dan Brown.
A. B. : « Théoriquement, je suppose que rien n’empêche quelqu’un de traduire un livre qu’il déteste. Dans la pratique, chaque traduction représente un tel investissement en temps et en énergie que cela relèverait du masochisme de se lancer dans un livre que l’on apprécie pas. La beauté du métier est que, dès que l’on met les mains dans le cambouis, on découvre toujours des récompenses aussi variées que gratifiantes : quand ce n’est pas un style qui nous éblouit, c’est l’intrigue ; quand ce n’est pas l’intrigue, c’est le contenu culturel. »
D. D. : « Pour bien traduire, il faut aimer. C’est comme la cuisine. Être gourmand et humble !
J’avais traduit Forteresse digitale et le scénario illustré de Da Vinci Code. Et j’avais lu bien avant cela Da Vinci Code pour le plaisir. Sa réinterprétation du Saint-Graal était magistrale.
Plus un livre est bien écrit, plus il est facile à traduire. Parce qu’on est porté par l’auteur, par sa vision. On se fond dans son univers. Quant au Symbole perdu, c’est le meilleur Dan Brown. »
Etape n°5 : maîtriser énigmes et jeux de mots
Le succès de Dan Brown ne tient sans doute pas tant à son style littéraire qu’à sa maîtrise des effets de suspense, des énigmes et de leur résolution. De quoi compliquer davantage la traduction…
A. B. : « Dan Brown a le goût des énigmes, des symboles et des allusions. La difficulté principale apparaît tout de suite : trouver l’équilibre entre en dire trop ou pas assez. Il faut planter les graines pour les révélations futures, sans pour autant trahir celles-ci à l’avance – le but étant que le lecteur puisse, à chaque nouvelle révélation, se repasser l’histoire dans la tête et retrouver les indices qui y étaient disséminés.
L’autre grande caractéristique du livre, c’est son rythme soutenu (imaginez une demi-saison de 24 avec un professeur de Harvard à la place de Jack Bauer). La difficulté était de maintenir ce rythme sans tomber dans la succession de phrases plates « sujet-verbe-complément ».
D. D. : « Dan Brown n’a pas son pareil pour tenir le lecteur en haleine. Chaque chapitre finit sur un coup de théâtre. On veut systématiquement connaître la suite. Il faut rendre ce montage particulier des scènes.
Les autres problèmes spécifiques à la traduction du livre, ce sont les références, les codes, les anagrammes, et surtout l’étymologie des mots anglais : Dan Brown joue beaucoup sur le double sens de certains mots en se fondant sur leur étymologie. Mon travail a été de trouver des équivalents français, des termes pouvant avoir, eux aussi, deux significations. C’est dans ces transcriptions que réside le réel enjeu de la traduction, car il faut conserver l’érudition de Robert Langdon, donner au lecteur le plaisir de découvrir des indices, de « goûter » au savoir du personnage. Le choix d’un mot est crucial pour les deux cents pages à venir. »
Etape n°6 : résister à la folie
Pour que les lecteurs retrouvent le côté énigme et prise de tête du roman, Alexandre et Dominique ont bien failli perdre la leur.
D. D. : « Des vertiges les premiers jours, après trop d’heures à fixer l’écran, et à demander à son cerveau de jouer les processeurs multi-tâches.
Je n’ai jamais connu une immersion aussi totale, à part quand je réalisais mes films. On dort, on mange, on rêve Dan Brown. »
A. B. : « En fait, on devient fou quand on traduit n’importe quoi pendant un mois non stop. Dans le cas de Dan Brown, on se met à observer toutes sortes de symboles avec méfiance, on commence à voir des pyramides et des codes partout… ça m’a rappelé mon enfance, quand je jouais trop longtemps à Tétris et que tous les objets (voire les gens) prenaient soudain la forme de blocs que j’imbriquais dans ma tête pour former des lignes !
Etape n°7 : travailler vite, mais bien (et en équipe)
600 pages à traduire en un mois : finalement le plus dur n’est sans doute pas de le faire, mais de le faire bien.
A. B. : « Est-ce que la traduction a souffert de ces délais très stricts ? Sincèrement, non. S’il avait fallu tenir ce rythme sur deux ou trois mois, je ne serais sans doute pas aussi catégorique. Mais travailler un minimum de 15 heures par jour, 7 jours sur 7, c’est un régime que l’on peut tenir sur une durée relativement courte. Je dirais même que que lorsque l’on est totalement immergé dans un travail, sans aucune distraction extérieure, on développe un degré de concentration, une affinité instinctive avec le texte qui permet d’avancer beaucoup plus vite. Et le regard attentif des éditions Lattès a compensé le manque de recul inévitable que nous, traducteurs, avions sur notre propre travail. »
D. D. : « Avec un seul traducteur, dans des conditions de travail normales, il aurait fallu cinq mois. Là, tout a été bouclé en un mois et une semaine, et nous sommes réellement fiers du travail accompli. On n’aurait pas fait mieux avec plus de temps. On l’aurait fait dans des conditions moins intenses et monacales !
On a travaillé dans l’urgence, pas dans la précipitation. C’est l’intérêt du travail d’équipe, tout le monde a oeuvré dans le même sens. Faire partie d’un tout, être un rouage d’un grand projet, sentir tout le monde sur la brèche… c’était enthousiasmant. A la fin, quand les épreuves vues et revues, corrigées et recorrigés ont été prêtes à partir à la compo finale, on s’est tombé dans les bras avec l’équipe chez Lattès. Généralement, on se sent très seul quand on traduit, mais pas cette fois ! «
Dominique Defert a notamment traduit des auteurs de SF comme Philip K Dick, Arthur C. Clarke, Keith Roberts ou Gregory Benford. Récemment, il a traduit Forteresse digitale de Dan Brown et Les Âmes vagabondes de Stephenie Meyer.
Alexandre Boldrini a notamment traduit Le Royaume des ombres d’Alan Furst (éditions de l’Olivier) et Surdouée, le premier roman de Nikita Lalwani (Flammarion).