« Enquête sur les bastions de la franc-maçonnerie » est un article paru sur le site du « Point » et écrit par Sophie Coignard.
Dans cet article, la journaliste revient sur son leitmotiv préféré « le réseau des francs-maçons » …en abordant les crises de conscience que traversent les principales obédiences…Bref un article de plus de Sophie Coignard…
Les bastions franc-maçons
Enquête sur les bastions de la franc-maçonnerie
Réseau. Les 300 000 frères français tiennent des positions impressionnantes. Mais, dans les loges, la révolte gronde.
Sophie Coignard
Chaque année, la franc-maçonnerie, en France, rallie des initiés par milliers. Pourquoi ces recrues acceptent-elles, à l’époque de Facebook, de se taire un an durant pour apprendre en loge ? Comment vivent-elles la contrainte d’un rituel un rien désuet, où l’on se retrouve en gants blancs et tablier brodé ?
Les obédiences répondent « quête de sens », « soif de spiritualité » et « besoin d’accomplissement ». Il y a du vrai dans ces belles paroles, et l’initiation est avant tout une démarche personnelle. Les nouveaux initiés évoquent aussi l’envie de se retrouver dans un cadre collectif, dans une sorte de réaction à l’individualisme obligatoire, et de s’inscrire dans une tradition plusieurs fois centenaire. La franc-maçonnerie est en effet capable d’offrir du « sur-mesure » à ceux qui ont soif d’ancienneté. La construction du Temple de Jérusalem, en 967 av. J.-C., constitue le point de départ de la légende, selon laquelle l’architecte Hiram, lointain ancêtre spirituel des frères d’aujourd’hui, aurait été assassiné par trois compagnons qui voulaient lui arracher le mot de passe grâce auquel les maîtres maçons se reconnaissent entre eux. Il y a aussi les croisades, les templiers, les bâtisseurs de cathédrales, qui sont autant de références dont on sait, comme l’explique l’historien Roger Dachez, qu’elles ne sont que symboliques. Mais, quand les temps sont durs, les légendes tiennent chaud.
Toutes ces explications sont justes. Justes mais insuffisantes. Car elles évitent soigneusement une dimension essentielle de la franc-maçonnerie, un réseau qui compte en France environ 300 000 personnes, pour moitié toujours actifs, pour l’autre ayant abandonné en cours de route, faute de temps ou de motivation. Mais, comme en plaisante un vieux maçon, initié un jour, initié toujours.
Tout en fantasmant sur leur influence, les hiérarques des obédiences refusent de reconnaître cet aspect des choses. Un réseau ? Non, vraiment, ils ne voient pas. Une façon, sûrement, de préserver l’efficacité de ce maillage soudé par un secret qui résiste aux assauts de la modernité. Les frères doivent composer avec un paysage mondialisé qui ne leur est d’ailleurs pas étranger, puisque la fraternité est sans frontières et que plus de 7 millions de leurs semblables peuvent les recevoir quand ils quittent l’Hexagone. Mais les bastions qu’ils tiennent le plus fermement, de l’administration aux entreprises publiques, du BTP à certaines fédérations sportives, vivent dans un concubinage plus ou moins proche avec l’Etat. Comme si la franc-maçonnerie était culturellement liée à la puissance publique et historiquement issue de la République des fonctionnaires.
L’heure des choix. Confrontées à une crise de croissance et au changement du monde, les obédiences s’adaptent tant bien que mal. Les deux plus importantes numériquement, le Grand Orient de France (50 000 adhérents) et la Grande Loge nationale française (40 000), sont traversées par des vents de contestation. La direction du premier est aux prises avec les « féministes », ces frères qui veulent initier des femmes, en contravention avec le règlement. La seconde, jusqu’alors régie par une structure hiérarchique très verrouillée qui ne laisse émerger qu’une seule tête, celle du grand maître, est le théâtre d’une contestation ouverte de la part de dignitaires menaçant sa monolithique – et apparente – tranquillité. Le réseau le plus ancien et le plus puissant de France en a vu d’autres. Mais, à l’heure des choix, il est plus intéressant que jamais d’examiner la géographie de son pouvoir, la généalogie de ses croyances et la genèse de ses turbulences.