La fête du Travail rend hommage au labeur des hommes et des femmes. Celui des ouvriers, mais aussi des chroniqueurs, des photographes et des artistes dont les œuvres picturales montrent l’humanité au travail à travers les siècles.
Source : Blog du Musée National Suisse – Article de Kurt Messmer
Kurt Messmer travaille comme historien indépendant spécialisé dans l’histoire au sein de l’espace public.Travaillons-nous pour vivre, ou vivons-nous pour travailler? La question appelle beaucoup de bonnes réponses, et deux mauvaises: «oui» et «non». Pour certains, le travail est une lutte pour la survie, pour d’autres un élixir de jouvence. Et entre ces deux positions, des mélanges des deux, aussi divers que la vie elle-même. Illustration au travers de dix échantillons historiques.
1. Le travail agricole
L’homme doit manger pour vivre – du pain, notamment, qui nécessite une charrue, une faucille, un moulin, un four. Un fait aussi élémentaire qu’évident. Pourtant, entre l’araire des premiers paysans et la technique séculaire de la charrue à roues, près de dix millénaires se sont écoulés. Les résultats sont spectaculaires: au Moyen Âge, la charrue à roues et la rotation triennale des cultures permettent une amélioration des rendements et une augmentation de la population.
2. Le travail d’écriture
Si le pain est essentiel, l’art, lui, ne l’est pas, car il ne se mange pas. Ceux qui voient les choses ainsi n’ont jamais posé les yeux sur ce panneau d’ivoire qui orne une couverture de livre du Xe siècle. À l’époque, ce splendide relief compte parmi les œuvres les plus importantes, tant du point de vue de la composition que de celui de la technique artisanale. L’art ne nourrit pas son homme, certes, mais il réchauffe le cœur et désaltère l’esprit.
Au centre, on reconnaît saint Grégoire, célèbre pape du VIe-VIIe siècle, et l’un des quatre pères de l’Église. Il est penché sur un livre épais, une posture qui, à elle seule, suggère son absorption dans le travail. Impossible d’être plus concentré. Grégoire écoute attentivement le Saint-Esprit, incarné par une colombe sur son épaule, notant fidèlement ce qu’il lui enseigne. Chaque mot est un joyau, comme le montre la splendeur du siège et du pupitre, tous deux richement décorés. L’Esprit saint se concentre sur Grégoire. L’esprit communautaire se répand cependant aussi sur les trois moines copistes. Ces formidables compagnons, habités par leur mission, travaillent dans leur réduit, s’en donnent à coeur joie. La corne qui sert d’encrier passe de main en main, introduisant un soupçon de convivialité dans cet espace exigu et besogneux. De quoi ravir l’âme.
3. Le travail du bâtiment
À Babylone, on voit les choses en grand, constate Rodolphe d’Ems vers 1250. Dans sa Chronique universelle («Weltchronik»), les chantiers de construction vont bon train. Le babélisme n’a pas encore stoppé les ambitions architecturales babyloniennes. Personne ne se soucie des directives de la SUVA ou de la loi de la pesanteur. L’artiste ne se préoccupe pas beaucoup de perspective non plus, comme le montre l’échafaudage qui surmonte la porte arrondie.
En bas, à droite, on reconnaît le noble commanditaire du chantier. Son manteau d’hermine suggère en effet qu’il n’est pas là pour travailler. Du sceptre et de la main, il donne des ordres au chef de chantier qui, tout de bleu vêtu, l’écoute avec respect. Au premier plan, un tailleur de pierre protégé par sa capuche; à côté, son contremaître qui, assis sur un siège monopied, examine les pierres taillées à l’aide d’une équerre. Les blocs de pierre sont montés à l’aide de ciseaux à pierre et d’un crochet. Juchés sur une échelle, des auxiliaires montent des baquets de mortier dans la tour où travaillent deux ouvriers munis de truelles. La baraque de chantier et la fosse à chaux sortent littéralement du cadre.
Les deux grues sont munies de potences, chacune pourvue de deux poulies actionnées par des cages d’écureuils. Dans celle de droite, l’ouvrier se tient d’une main au mât. Sa tête dépasse un peu par la droite de la roue. De son collègue dans la cage de gauche, on ne discerne pratiquement que les deux mains. «Et les uns sont dans l’ombre. Et les autres sont dans la lumière, et l’on voit ceux dans la lumière, tandis que ceux dans les cages d’écureuil restent invisibles.»
4. Aubergiste, «ne sois pas économe, remplis mon verre jusqu’au bord!»
Visage, coiffure, silhouette, posture, vêtements, chaussures – cet aubergiste est l’élégance incarnée. La nonchalance avec laquelle il présente la coupe de vin, en équilibre sur trois doigts est celle des meilleurs jongleurs. La coupe en question, d’une forme typique pour l’époque, revêt une importance certaine, d’où ses dimensions plus imposantes que celles du pichet d’étain que l’aubergiste tient dans son autre main. L’énorme clé, celle de la cave, symbolise la valeur de la réserve de vin. La dague fournit aussi une information précieuse, même si l’on n’en discerne que le pommeau. Durant le bas Moyen Âge, les clients des auberges devaient se défaire de leurs couteaux et de leurs armes en entrant dans un établissement. On évitait ainsi des blessures en cas de disputes entre buveurs échauffés. Seul l’aubergiste porte sa dague sur lui, maître jouissant en son domaine du monopole de la violence.
Sommes-nous dans le jardin de l’aubergiste? Dans une de ces auberges comme l’on en connaît tant? Le personnage est entouré d’un riche décor, un hommage à la nature qui à son tour rend honneur à la mise élégante de l’aubergiste, de façon magique. Le peintre n’utilise que quatre couleurs: les contours sont en noir, rehaussés de rouge, d’or et de vert. C’est dans cette économie de moyens que se révèle le maître.
5. Travail d’équipe
Avant le concile de 1414, la ville de Constance recense 6000 habitants. Durant le assemblée cléricale, elle en accueille près de 60 000. La ville voit affluer 33 cardinaux, 346 patriarches, archevêques et évêques, ainsi que 2418 docteurs laïques, 546 responsables et membres d’ordres monacaux et d’innombrables accompagnateurs, dont des femmes, le tout avec voitures, bagages et chevaux. Constance ne sait plus où donner de la tête.
Il y a de bonnes affaires en vue… que les autres flairent aussi. Il s’agit d’être meilleur, plus malin, plus rapide: c’est ainsi que naît le modèle de livraison de pain «Constance». Un quatuor qui semble bien rodé se faufile dans les rues de la ville. Deux hommes, l’un devant, l’autre derrière, manient une charrette à main à un essieu. Maniabilité optimale, équilibre parfait. Cela tombe à pic, car le duo dirige une boulangerie, en plein coup de feu si l’on en croit les belles flammes qui s’échappent en grandes langues du four. La boulangère est d’ailleurs en train de sortir les pains encore chauds. Le quatrième de la bande les vend immédiatement devant une auberge où l’on trouve également des bretzels. Une chose seule surpasse le travail: le travail d’équipe.
6. «Dans l’œil sombre ne tombe aucun sanglot, / Face à leur métier, ils montrent les crocs.»
Changement radical de lieu, d’époque, de contexte: Silésie, 4 juin 1844, révolte des tisserands. Les usines équipées de métiers à tisser mécaniques commencent à menacer les travailleurs à domicile. Il faudrait accepter des journées de travail encore plus longues, une misère encore plus grande, des enfants exploités en nombre encore plus grand? Rassemblement, protestation! Les tisserands désespérés démolissent, pillent, voire rançonnent certains directeurs d’usine. Au bout de deux jours, l’armée prussienne, dépêchée sur les lieux, écrase la révolte dans le sang.
Pics et haches sur l’épaule, deux hommes brandissent le poing. À l’arrière-plan à droite, un bras se dresse, menaçant. Mais la bataille est perdue avant même d’avoir commencé. L’obscurité de l’horizon suggère le poids de la vie et du labeur sur ces êtres. Ils sont peu nombreux à avoir encore la force d’entonner un chant de lutte. Vêtements sombres, visages et corps défaits, tête basse, le cortège avance, triste et silencieux. Que peuvent faire les malheureux si les soldats tirent aussitôt sur eux? – Est-ce la malédiction du travail? Non, c’est celle de l’inhumanité.
7. La discipline de l’usine
Mais oui, mais oui, on travaille, dans cette usine! Au premier plan, on reconnait trois grosses rames de papier, encore sans emballage à gauche, prêtes à l’expédition à droite. Les jeunes femmes doivent compter les feuilles et les empaqueter en rames, de 480 feuilles chacune, puis faire des paquets, la douzaine marquant l’unité. De grandes fenêtres et d’innombrables lampes éclairent abondamment les lieux. Il faut pouvoir distinguer le moindre défaut du papier. Le sol est propre, comme à l’accoutumée: le ménage n’a pas été fait spécialement pour la photo.
À cette époque, pour être photographié, il ne faut pas bouger. Cela a ses conséquences: la scène paraît artificielle, le personnel figé. Seule une femme, au premier plan, a été priée de se tourner vers la caméra. Si elle ne sourit pas, c’est entre autres parce que son sourire ne perdurerait pas assez longtemps. L’atmosphère fantomatique qui règne dans cette salle ne tient cependant pas qu’à la technique photographique. Les travailleuses paraissent dépourvues de personnalité, isolées. Peut-être doivent-elles travailler en silence. Elles portent les cheveux relevés et des vêtements identiques, fermés jusqu’au cou, plastronnés, manches longues et jupes jusqu’au sol. Toutes doivent se ressembler, rentrer dans le rang, accomplir leur devoir. Il faut un homme pour y veiller. Il est là, tout à droite, près du mur, de noir vêtu, avec son léger embonpoint et sa montre à gousset. Le cliché, toutefois, s’intéresse beaucoup moins à lui qu’au «personnel». La vie est-elle aussi suspendue à l’extérieur?
8. Les deux faces d’une même médaille
Avers: avant la Première Guerre mondiale, le village semi-rural de Hochdorf, dans la Vallée des Lacs (LU), connaît un «miracle économique». Les entreprises poussent comme des champignons. Depuis 1883, la ligne du Seetal zèbre la Vallée des Lacs de ses panaches de vapeur. En à peine dix ans, la population est passée de 1500 à 3000 habitants. Le grand magasin s’appelle Au Louvre, le nouveau théâtre, le Pelzmühle, peut accueillir 1300 personnes. C’est dans ce contexte qu’une nouvelle tuilerie ouvre à Hochdorf, en 1898. Imposante, cette bâtisse flambant neuve offre un décor parfait à cette présentation empreinte d’une fierté solennelle qui met en scène les employés et leurs produits. Dans cette mise en scène parfaite, chacun des cent et quelques employés est là, à sa place. Au premier rang, les jeunes ouvriers sont assis par terre, d’autres sont légèrement surélevés pour être visibles sans cacher ceux de derrière. La direction occupe les meilleures places – le patron en col montant, mais aussi les autres cadres, reconnaissables entre tous à leurs chemises blanches, leurs cravates, leurs chapeaux et leurs mines sévères. Derrière, un rang d’ouvrières, comme des demoiselles d’honneur. D’autres chemises blanches, d’autres chapeaux – ceux que l’on a pu trouver. Cela continue comme cela, en escalier, mais sans cravates. À droite, une charrette fait office de podium. Au dernier rang, les travailleurs affectés à la glaisière toute proche arborent leurs pelles et bêches immaculées, avec une fierté retenue, conscients de l’importance de leur rôle dans l’affaire: pas de tuile sans glaise.
Le revers de cette médaille: en mai 1906, 70 ouvriers de la tuilerie se mettent en grève. Ils ont rendu possible le «miracle économique» et réclament leur part. En été, ils veulent des journées de dix heures et non plus de onze. Revendication rejetée. La même année, 70 Italiens refusent le travail. Ils se plaignent de mauvais traitements de la part de leurs supérieurs. L’ambiance est explosive, notamment parce que la tuilerie embauche depuis peu des femmes. Pour faire un travail d’homme, mais à un salaire moindre.
9. «Ceci est notre œuvre!»
Voilà à quoi ressemble une équipe de vainqueurs. Ces ouvriers célèbrent la fête du bouquet. Au faite de l’église, un arbuste richement décoré attire les regards. Sur la nef, un ouvrier agite joyeusement son chapeau. D’autres lui tiennent compagnie au sommet, d’autres encore se sont dispersés sur le toit, ainsi que sur l’échafaudage de la petite tourelle, au premier plan, à côté du porche.
Les ouvriers savent bien que cette bâtisse monumentale est leur œuvre, même si leurs noms n’y seront inscrits dans les livres d’histoire. Le charretier au premier plan en est lui aussi conscient, lui qui amène sur sa charrette à double attelage les pierres nécessaires au chantier. Il est là, fier et modeste à la fois. À côté, légèrement en retrait, sur le parvis de l’église, l’architecte a pris la pose. Il s’agit d’Adolf Gaudy (1872-1956), spécialiste de son art. À sa gauche se trouve sans doute le chef de chantier, à sa droite, un représentant de la maîtrise d’ouvrage. Gaudy porte un pardessus blanc pour ne pas salir son costume sombre lors de l’inspection du bâtiment. À quoi pense-t-il à cet instant? Peut-être est-il reconnaissant qu’il n’y ait eu aucun accident grave. Aucun mort n’a en effet été déploré sur ce chantier. Peu avant, la construction d’une de ses églises, à Romanshorn, a coûté la vie à trois ouvriers, laissant une équipe amputée parvenir au but.
10. Qu’est-ce que le travail? Qu’est-ce que la vie?
La jeune femme est une des «sans-nom» de l’histoire. Ou plutôt des anonymes, car elle aussi à un nom – Marie, peut-être, comme la mère de Dieu. Elle est peut-être originaire de la province de Belluno, au nord de Venise, d’une famille au destin typique de ces années-là, avec une fratrie dispersée aux quatre coins du monde pour trouver du travail. Elle-même a choisi dans les années 30 de partir en Suisse, où elle a trouvé du travail à l’usine textile Viscose d’Emmen. Elle habite dans le «foyer de jeunes filles» rattaché à l’usine, juste à côté. Elle y est surveillée, contrôlée, enjointe à prier par des religieuses. Son visage, son regard laissent imaginer sa vie d’avant. Une trace de nostalgie, un soupçon de bravade? Un scepticisme mâtiné d’assurance? Une vulnérabilité qui cache une grande force intérieure?