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DERRIERE LES MYTHES ET FANTASMES, QUI SONT LES FRANCS-MACONS ? | GEO

Née en Grande-Bretagne, la franc-maçonnerie est sans doute aussi célèbre que mystérieuse. Sujette à de nombreuses théories du complot, elle se présente comme une société guidée par la raison et la fraternité. Toujours en activité, la franc-maçonnerie continue de susciter passions et fantasmes.

On dit souvent qu’elle n’est pas une société secrète, mais une société à secrets. De ses origines brumeuses à la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours, la franc-maçonnerie entretient autant qu’elle subit le mystère qui l’entoure. Excommuniés au XVIIIe siècle, persécutés par les nazis, accusés d’avoir provoqué la Révolution française et la Seconde guerre mondiale, d’être derrière les assassinats de JFK et d’Ataturk… Mais qui sont-ils vraiment ? Et pourquoi tant de spéculations ?

Aux origines de la franc-maçonnerie, du temps des cathédrales au siècle des Lumières

L’institution maçonnique telle que nous la connaissons aujourd’hui tire ses origines dans les corporations, comme son nom l’indique, de maçons dans l’Angleterre et l’Écosse du bas Moyen Âge. En tant que bâtisseurs de cathédrales, ces artisans ont développé un savoir-faire basé sur la géométrie et l’ingénierie, formant ainsi une guilde hautement structurée et solidaire. Sur les chantiers auxquels ils sont affectés, parfois leur vie entière, les maçons se regroupent dans des petites loges de bois accolées aux édifices en construction. À une époque où la religion est partout, ces artisans voient en la perfection géométrique la main de Dieu. Dans ces loges, on se rassemble pour comprendre le monde qui nous entoure.

Avec le déclin des guildes et corporations qui caractérisent le Moyen-Age et les débuts de l’économie capitaliste, de plus en plus de membres honoraires rejoignent les rangs de ces communautés érudites et fraternelles. Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, les îles britanniques et l’Europe continentale sont prises d’une effervescence intellectuelle née de la Glorieuse Révolution anglaise et des Lumières. C’est aussi la naissance de la franc-maçonnerie comme institution, sous le haut patronage de souverains éclairés tel que James VI d’Écosse ou Frédéric II de Prusse. Comme au XIVe siècle, ils se rassemblent en loges et obéissent à des codes et symboles hérités de leurs ancêtres : le compas et l’équerre symbolisant autant la rationalité géométrique que la droiture morale, le marteau taille autant les pierres que les aspérités humaines, ou encore les gants qui effacent les statuts sociaux en dissimulant les mains abîmées du travailleur autant que celles, délicates, de l’aristocrate. Pour Philippe*, vénérable maître d’une loge du Sud de la France pendant 3 ans, c’est alors « un moyen de se rencontrer en dehors des appartenances sociales, politiques ou confessionnelles et d’arriver à se parler ».

Très vite, des loges se créent en France, dans le Saint Empire ou encore sur la péninsule italienne. La première Grande loge de France est établie en 1738. La même année la bulle pontificale « in eminenti apostolatus specula » proclame l’incompatibilité de la foi catholique avec la maçonnerie et excommunie ses membres. L’Église et le pape Clément XII voient d’un mauvais oeil ces groupes de libres-penseurs où, chose rare pour l’époque, toutes les confessions sont acceptées. Tandis que les Francs-Maçons défilent fièrement dans les rues d’Édimbourg lors des grandes célébrations de leurs loges, sur le continent, la répression les pousse dans la clandestinité, renforçant ainsi les suspicions à leur égard.

Des siècles de théories complotistes

En 1776, un professeur de droit du nom de Johann Adam Weishaupt fonde la société des Illuminati de Bavière. Lui-même membre de la franc-maçonnerie, il souhaite en dépasser les limites. Weishaupt développe dans l’Allemagne du Saint Empire un véritable réseau d’informateurs et de recruteurs pour son mouvement. Radicalement opposé à l’absolutisme et l’obscurantisme religieux, il s’attire les foudres de l’électeur de Bavière Charles Théodore, qui voit dans ses activités de la trahison. À quatre reprises le mouvement est interdit par édit (1784, 1785, 1787 et 1790). Le public découvre, abasourdi, l’étendue de ce réseau : les ducs de Saxe-Weimar-Eisenach, de Saxo-Gotha-Altenburg et de Brunswick-Wolfenbüttel, le chancelier de Bohème, des ambassadeurs ou encore des académiciens.

Seulement quelques années plus tard éclate la Révolution française. Derrière ce triomphe des idées des Lumières, certains y voient déjà un complot longuement fomenté par les Illuminati de Bavière. Une accusation popularisée par la publication en 1797 des Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme du prêtre Augustin Barruel, qui défend l’idée d’une infiltration des disciples de Weishaupt dans les cercles de pouvoir français et de la franc-maçonnerie dans le but de renverser la domination de l’Église. Une théorie aujourd’hui acceptée par les historiens comme une oeuvre de propagande contre-révolutionnaire, qui ne repose que sur le fait que les Illuminati ont bel et bien essayé de recruter parmi les francs-maçons allemands.

Le point commun entre les différentes théories complotistes autour de la franc-maçonnerie n’est pas tant ce qu’elle fait, mais qui en fait partie. À l’inverse de nombreux clubs et autres cercles de l’élite européenne des XVIIIe et XIXe siècles, s’y retrouvent catholiques, Juifs, protestants ou athées. De cette ouverture aux personnes juives naît la théorie du complot judéo-maçonnique. Mêlant antisémitisme et anti-maçonnerie, elle entend exposer une conspiration pour la domination mondiale et l’avènement d’un « nouvel ordre ». Le célèbre faux manuscrit des Protocoles des sages de Sion, publié en Russie en 1903, perpétue et amplifie les fantasmes. Avec de réelles conséquences.

Les nazis se nourrissent de ce complotisme antisémite dans leur conquête du pouvoir. En Allemagne, ils spoilent et dissolvent les loges en 1934, fichent et persécutent leurs membres. Dès les débuts de l’occupation de la France, le régime de Vichy interdit le 13 août 1940 la franc-maçonnerie, ses membres sont eux aussi fichés et systématiquement radiés de la fonction publique aussi bien que des professions libérales. En octobre de la même année a lieu au Petit Palais l’exposition « La franc-maçonnerie dévoilée ». En 1943 un film, Forces occultes, prétend exposer l’entreprise de sabotage maçonnique derrière la défaite de 1940. En France, on estime à environ un millier de francs-maçons, souvent juifs et résistants, tués ou déportés durant la guerre.

La franc-maçonnerie aujourd’hui

Un traumatisme pour la franc-maçonnerie, qui explique aujourd’hui sa discrétion et la distance à laquelle elle se tient du débat politique. « Avant la seconde guerre mondiale, les francs-maçons affichaient leur appartenance plus facilement, on savait où étaient les loges », souligne Philippe. Mais alors, que se passe-t-il dans les loges de nos jours ? « À l’inverse des loges anglo-saxonnes, davantage tournées vers la tradition et l’étude des symboles, le Grand Orient de France reste un lieu de discussion sur l’actualité et les faits de société. » Tous les ans, un livre blanc est remis au président de la République, qui synthétise les travaux des 1.400 loges et 52.000 membres du Grand Orient, et aborde des sujets aussi variés que la fin de vie, le développement durable ou le revenu universel. « Le président en fait ce qu’il veut, c’est-à-dire pas grand-chose », ironise Philippe.

Mais l’étude des symboles, à savoir l’analyse symbolique et philosophique des outils de l’artisanat (menuisiers, céramistes, tailleur de pierre), reste au coeur de la réflexion maçonnique. Sourire aux lèvres, le quinquagénaire confirme : « on peut plancher des heures sur une truelle et ce qu’elle signifie métaphysiquement ». Pas vraiment le temps pour la domination mondiale.

A.S.: