Parmi les différentes théories sur les origines de la Franc-Maçonnerie, la plus consensuellement acceptée est que celle-ci, dans sa forme actuelle, généralement appelée Franc-Maçonnerie spéculative, dérive des associations professionnelles de constructeurs créées au Moyen Âge. Aujourd’hui, nous désignons ces associations par le terme de Loges Opératives et l’ensemble de ces associations et des règlements de la profession établis à cette époque, nous désignons la Franc-Maçonnerie Opérative.
La manière dont la transition s’est produite est normalement considérée comme résultant de l’acceptation progressive dans les Loges Opératives d’éléments extérieurs à la profession de la construction (propriétaires, intellectuels), les soi-disant Francs-Maçons Acceptés, qui ont progressivement augmenté en nombre jusqu’à dominer les Loges Opératives et les transformer en centres de débat, d’étude, de fraternité et d’amélioration que nous associons aujourd’hui au concept d’une Loge Maçonnique moderne.
Sans remettre en question cette compréhension en termes généraux, je suis toujours resté quelque peu perplexe quant à la forme de l’évolution et, surtout, quant à la manière dont l’ancienne réalité en est venue à générer précisément la nouvelle réalité, telle que nous la connaissons. D’emblée, cette hypothèse d’évolution des faits, si elle est possible pour une Loge, devient beaucoup plus improbable pour un ensemble de Loges géographiquement dispersées. Quelles sont les chances que le lent processus d’intégration des Francs-Maçons Acceptés conduise, plus ou moins en même temps, à leur domination de toutes les Loges Opératives géographiquement dispersées ? Et à tous devraient être attribuées exactement les mêmes caractéristiques évolutives ? Il semble évident que la réponse doit être un nombre très proche de zéro… Il manque quelque chose. Il y a certainement un chaînon manquant dans la chaîne factuelle, quelque chose qui a rendu le changement possible et favorable.
Les associations professionnelles médiévales, après la fin du Moyen Âge, l’avènement de la presse et la possibilité accrue de circulation et d’acquisition des connaissances, connurent un net déclin. Au début du XVIIe siècle, les Loges Opératives connaissent un processus d’affaiblissement qui aurait normalement dû conduire à leur extinction. Les techniques de construction et les connaissances géométriques qui les sous-tendent n’étaient plus le monopole des constructeurs associés. Beaucoup d’autres savaient construire et construisaient et rivalisaient pour obtenir des contrats avec des professionnels associés. Dans ce climat, il me semble que l’acceptation de propriétaires locaux, de bourgeois d’autres métiers ou d’intellectuels au prestige local était une tentative désespérée pour essayer de maintenir la plus grande part de marché possible dans l’orbite des Loges Opératives. Mais cela n’arrêterait guère le déclin et le chemin inexorable vers le coffre que l’Histoire réserve à ce qui a perdu sa raison d’être. Avec ou sans acceptations, les Loges Opératives étaient condamnées.
Au cours de la première moitié du XVIIe siècle, la situation ne connaît pas de changement significatif. Dans chaque région, la Loge Opérative respective luttait pour sa survie et cherchait à rassembler des éléments étrangers au métier. C’est par la convivialité et l’intégration sociale que les Operativos cherchaient à maintenir leur marché, toujours harcelé par des constructeurs non associés, compétents et compétitifs, notamment en termes de prix.
Jusqu’à ce que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, quelque chose change ! Ce qui déclinait commença à fleurir. Non seulement les Loges Opératives, désormais essentiellement conviviales, ne disparurent pas, mais de nouvelles surgirent et leurs objectifs changèrent : de simples organisations professionnelles, elles devinrent, avec la marque distinctive de l’union et de la fraternité, des centres de débat, d’étude et d’entraide dans le perfectionnement (avant tout culturel et, en général, en termes d’acquisition de connaissances et de compétences). De plus, ils prospèrent dans les zones urbaines les plus développées. Les quatre Loges londoniennes qui décidèrent de s’unir au sein de la Grande Loge de Londres le 24 juin 1717 n’étaient pas les seules de Londres et de Westminster. En 1722, lorsque les Constitutions d’Anderson publiées en 1723 furent approuvées, la Grande Loge de Londres comptait déjà vingt Loges. Il était clairement impossible pour quatre Loges de réussir à multiplier par cinq leur nombre en seulement cinq ans. Bientôt, ce qui se produisit fut l’adhésion d’autres magasins existants au projet initié par les quatre pionniers. Ce qui nous amène à la conclusion que, sûrement, plus d’une douzaine de magasins existaient dans la seule région de Londres, au début du 18e siècle.
En un demi-siècle, en deux générations, le chemin du déclin devient la grande voie de la croissance. Cependant, l’environnement social était tout sauf propice ! Entre 1640 et 1650, une guerre civile et religieuse féroce eut lieu en Angleterre entre les partisans catholiques des Stuarts et les parlementaires, majoritairement protestants, dirigés par Oliver Cromwell, au cours de laquelle Charles Ier perdit littéralement la tête et son fils, Charles II, fut contraint à l’exil afin de ne pas subir une perte similaire, et certainement gênante. En 1660, Charles II parvient à reprendre le pouvoir aux Stuarts, qu’il conserve jusqu’à sa mort en 1685, mais toujours en conflit avec les parlementaires. En 1688-1689 eut lieu la Révolution dite Glorieuse, au cours de laquelle le successeur de Charles II, le catholique Jacques II, fut écarté du pouvoir, au profit de sa fille, Marie II, et de son gendre, le protestant hollandais Guillaume, prince d’Orange. Ce sont cinquante années de luttes, de tensions, de sang versé et de destructions, qui ne sont pas du tout propices à une transformation lente et progressive de structures datant du Moyen-Âge !
Quel fut alors le catalyseur, le facteur qui transforma la même chose – le déclin progressif des Loges Opératives, affectées par le fléau de l’insignifiance due au progrès et à l’évolution sociale – en une réalité nouvelle et puissante, alors que la Franc-Maçonnerie se révélait, au milieu des bouleversements sociaux, des guerres et des révolutions ?
Nous verrons cela dans les prochains textes !
Rui Bandeira
Publié sur le Blog « A partir de la pierre »
En 1472, la « Worshipful Company of Masons » a reçu sa concession d’armoiries sous lettres patentes. Pourtant ce n’est qu’en 1677 que la société fut officiellement constituée par charte royale sous le sceau du roi Charles II.
Est-il envisageable que le nouveau règlement concentré sur l’excellence du métier et la formation, ait pour effet d’exclure les non-opératifs?
Est-ce une coïncidence que c’est justement autour de cette période que débute le club indépendant des « Accepted Free-Masons ».