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Conte : Noël en Chimalie

(Ce conte a été écrit par Bernard Reymond, publié dans Neuf histoires pour un temps de Noël, Ed. Belle Rivière, Neuchâtel, 1981).

Matthias se voyait déjà capitaine de navire. Sans rien dire à personne, il partit pour Bâle, avec l’idée de s’engager sur un chaland qui remonterait jusqu’à Rotterdam. A l’école, seules les leçons de géographie l’avaient intéressé vraiment. Il connaissait donc parfaitement cet itinéraire sur la carte.

Sur le chaland qui le prit à son bord, Matthias ne fut évidemment pas un capitaine! Il devait laver le pont, porter des messages, obéir au doigt et à l’oeil. A Rotterdam, la déception fut plus grande encore: on l’engagea à bord d’un grand et superbe navire, mais comme simple mousse. Et il le resta de longues années.

Il aimait vagabonder ; sa seule consolation fut de voir du pays: New York, Buenos Aires, la Terre de Feu, l’Australie, le Japon, son navire allait partout. Mais chaque fois que le navire accostait, Matthias n’avait le temps de voir que les ports.

Un jour, il décida de ne pas revenir à bord. Il se trouvait dans un port chimalien.

Ici, se dit-il, c’est au moins différent. On verra bien. Et il disparut dans la foule.

Un livre entier ne suffirait pas à raconter toutes les péripéties de son séjour en Chimalie. Il avait l’impression de vivre dans un autre monde, presque sur une autre planète.

Dans son nouveau pays, personne ne savait qu’il avait été un cancre à l’école. Les gens qu’il rencontrait l’aimaient bien. Il trouva facilement à se loger. Au fil du temps, Matthias se mit à parler et à vivre comme un vrai Chimalien. On aurait pu le prendre pour l’un d’entre eux…

C’est tout de même dommage que je ne sois pas né en Chimalie, se disait-il parfois ; ici j’aurais été un bon élève.

Un regret l’assombrissait pourtant à chaque fin d’année: n’avoir pas de fête de Noël, avec un sapin, des chants et des cadeaux, comme autrefois dans son pays natal. Comme il aurait voulu retrouver la chaude odeur des bougies, le goût inimitable des biscômes, la surprise des cadeaux et toute l’atmosphère qui avait enchanté son enfance!

Lorsqu’il sut s’exprimer suffisamment bien en chimalien, Matthias prit une grande décision: « La prochaine fois que ce sera le 25 décembre, je vais leur apprendre à fêter Noël. »

Dès le 1er décembre de l’année suivante, Matthias annonça triomphalement à ses amis chimaliens:

– Cette fois-ci, nous allons fêter Noël.

– Noël, qu’est-ce que c’est ?

Matthias avait presqu’oublié qu’il se trouvait en Chimalie, dans une région de très vieille civilisation, mais où l’on avait jamais entendu parler ni de Jésus ni de Noël. Matthias se mit donc en tête d’expliquer Noël à ses amis chimaliens:

– Eh bien, vous verrez. On prend un sapin, on le décore avec des bougies, on chante, et on donne des cadeaux.

– Nous verrons, répondirent les Chimaliens.

Au jour dit, les Chimaliens vinrent chez Matthias. Il n’avait pas trouvé de sapin, mais l’arbre qu’il avait dressé dans sa maison faisait assez bien l’affaire. Il l’avait décoré de quelques guirlandes et de bougies, et préparé du thé et des friandises. Il fit asseoir ses amis et essaya de leur chanter quelques chants de Noël. Quand il en avait oublié les paroles, il se contentait de chantonner la mélodie. Comme les Chimaliens ne comprenaient pas la langue de Matthias, l’effet était le même !

Les Chimaliens sont des gens patients et polis ; ils écoutèrent donc poliment et patiemment. Mais plus la soirée avançait, plus leurs visages se refermaient. Matthias commençait à être inquiet. Il leur demanda s’ils étaient satisfaits. Le plus vieux des Chamaliens répondit que ce Noël était apparemment une curieuse coutume et qu’il ne comprenait pas pourquoi Matthias avait tellement tenu à fêter un arbre enrubanné. Matthias répondit que, chez lui, c’était la plus grande fête de l’année et que tout le monde était très content. Mais les Chimaliens firent une mine qui exprimait leur étonnement: « Ces Occipéens sont des gens bizarres », avaient-ils l’air de dire. Et ils partirent.

Matthias n’en dormit pas. Avait-il oublié quelque chose ? « Ah oui, les cadeaux » pensa-t-il. Le lendemain matin, il courut faire le tour de ses invités et leur dit:

– Je sais ce qui n’a pas marché ! Vous avez oublié les cadeaux.

– Quels cadeaux ?

– Ceux que vous auriez dû m’apporter pour que ce soit Noël.

Pour le coup, les Chimaliens eurent l’air encore plus étonné. Certains allaient se fâcher ; mais l’humour eut le dessus et ils partirent d’un énorme éclat de rire:

Vous les Occipéens, vous êtes encore plus malins et plus fous que nous l’imaginions. Vous organisez une fête pour qu’on vous apporte des cadeaux ! Nous savions que vous étiez égoïstes, mais pas à ce point-là !

La déception de Matthias ne fit que s’accroître. Il se disait en lui-même:

C’est vrai que Noël est encore autre chose qu’un sapin et des cadeaux. Voyons, qu’ai-je oublié ? La dinde farcie ? Les chocolats ? Non. Ce n’est pas cela. Il réfléchissait, réfléchissait. Tout d’un coup, il se souvint:

Mais suis-je bête ! Bien sûr ! J’aurais dû parler de Jésus !

Il courut une nouvelle fois faire le tour de ses amis:

– J’ai trouvé, leur dit-il tout joyeux. Je comprends pourquoi vous n’avez pas saisi ce que c’est Noël. J’ai oublié de vous parler de Jésus, de la naissance de Jésus.

– Jésus, qui est-ce ? répondirent-ils.

– Comment, vous ne le connaissez pas ? Vous n’avez jamais entendu ce nom ?

Les Chimaliens n’auraient pas eu l’air plus étonné s’ils avaient rencontré un Martien.

– Mais oui, Jésus, renchérissait Matthias.

– Mais plus il parlait, moins les Chimaliens comprenaient.

Une nouvelle fois Matthias rentra chez lui, tout triste, tout pensif.

Comment leur faire comprendre ? se demandait-il. Et il n’y avait pas de prêtre ou de pasteur à des centaines de kilomètres à la ronde, ni personne qui ait jamais entendu parler de Jésus. Matthias essayait de se remémorer ce qu’on lui avait dit au catéchisme. Mais il avait été si dissipé pendant les cours qu’il ne se rappelait rien, sinon une histoire qui l’avait beaucoup frappé, celle du bon Samaritain, et une parole qui lui avait toujours semblé bizarre: « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. »

Matthias n’aurait peut-être pas réfléchi si intensément à tout cela si les Chimaliens ne s’étaient mis à se moquer de lui en lui disant à tout propos: « Eh, Jésus, Jésus ! »

Le petits enfants avaient même pris l’habitude d’appeler un « Jésus » les choses qu’ils ne comprenaient pas. Quand leurs parents parlaient de choses mystérieuses, ils disaient : « C’est un Jésus, ce n’est pas pour nous. »

Bon gré, mal gré, Matthias était obligé de penser à ce Jésus qui n’avait jamais pris beaucoup de place dans sa vie.

Une année passa. Narquois, les Chimaliens lui dirent:

– Alors, ton arbre à cadeaux, tu vas le refaire ?

Matthias ne répondit rien, bien décidé à ne pas recommencer une si triste expérience. Mais le matin du 25 décembre, Matthias se frappa le front:

– J’ai trouvé.

Il dressa dans sa tête la liste de tous ceux qui dans le village avaient besoin d’un coup de main ou d’un encouragement et se mit à leur rendre visite et à les aider. Il n’oublia personne, même pas la vieille dame dont tout le monde disait qu’elle était une sorcière et à qui personne ne voulait adresser la parole.

Cette fois, les Chimaliens se posèrent encore plus de question: Mais que lui prend-il, à notre Occipéen, d’agir ainsi ?

Matthias continuait le sourire aux lèvres, sans commentaires. Jusqu’au moment où l’un des Chimaliens s’adressa franchement à lui:

– Que fais-tu ?

– Je m’étais trompé. Noël ce n’est pas le sapin, c’est d’aimer son prochain.

– Alors, si c’est ça Noël, ça devient intéressant, rétorqua le Chimalien…

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A.S.: