Comment se rencontrèrent les hommes et les femmes ( Conte des Indiens d’Amérique du Nord)
Qui créa le monde ? Vieil Homme. Il fit bien toutes choses sauf une, qu’il fit mal. Dans un village, il mit les hommes (avec les hommes il habita) et dans un autre il mit les femmes. Il mit entre eux une forêt. Hommes et femmes ainsi vécurent, chacun chez soi, chacun pour soi, les hommes ignorant l’existence des femmes, les femmes ignorant l’existence des hommes.
Leur vie d’abord fut en tout point semblable. Armés de presque rien, de bâtons, de cailloux, ils chassèrent le buffle, ils firent de leurs peaux des vêtements grossiers et se nourrirent de viande crue, de rien d’autre, car en ces temps lointains aucun d’eux ne savait que les fruits, le maïs, les légumes étaient bons.
Plus tard, beaucoup plus tard, les hommes apprirent à tendre des arcs et à tailler des flèches, les femmes à tanner et à assouplir le cuir. Elles en couvrirent leurs tentes, puis s’en firent des robes ornées de belles pierres et de piquants de hérissons. Alors Vieil Homme un jour dans sa hutte de branches prit sa tête à deux mains et se dit : » Ma création pourrait être meilleure. J’ai mis hommes et femmes en des lieux séparés. J’ai eu tort. Il y a là ni plaisir ni chance de bonheur. En vérité, il faudrait qu’ils s’unissent, afin que naissent d’autres êtres. Et il faudrait que cette union soit tant agréable qu’aucun n’y puisse résister, sinon ils resteront chacun de son côté. Qui doit donner l’exemple ? C’est moi bien sûr, c’est moi, pauvre vieux fatigué ! »
Vieil homme s’en fut donc où les femmes vivaient. Au sortir de la forêt, de derrière un buisson il observa longtemps, dans le pré, leur village. » Comme leurs tentes sont lisses et hautes, comme leurs robes sont belles ! se dit-il. Quels grossiers arriérés nous sommes, pauvres hommes, nous qui n’avons pour toit que des branches mal jointes, et pour tout vêtement que du cuir brut et puant ! Il faut que cela change. Il faut absolument qu’elles viennent chez nous. » Le Vieux s’en retourna au village des hommes et conta ce qu’il avait vu. Chacun s’extasia et tous dirent ensemble : » Allons à leur rencontre ! Unissons-nous à elles ! – Outre qu’elles ont ce qui nous fait envie, dit encore Vieil Homme, vous trouverez aussi à caresser leur corps une sensation neuve et plus agréable que vous ne sauriez imaginer. Attendons quelque temps. A la belle saison, nous irons tous les voir « .
Comme il parlait ainsi, Vieille Femme étonnée découvrait dans le bois les empreintes de pas qu’avait laissées Vieil Homme. Elle suivit ces traces, chemina quatre jours, aperçut dans un pré un camp de huttes basses. C’était celui des hommes. Elle les épia puis s’en revint chez elle et dit à ses compagnes : » Il y a là-bas un lieu où vivent des humains. Ils sont plus grands que nous. Ils sont plus forts aussi. Ils possèdent des armes et tuent tant de gibier qu’ils ne connaissent pas comme nous la famine. » Les femmes émerveillées répondirent : » Si nous vivions comme eux, quel bonheur ce serait ! »
Un jour, comme elles allaient, rêveuses, à leur travail (c’était le premier jour de la saison nouvelle), les hommes apparurent au bord de la forêt. Ils s’approchèrent d’elles. Ils étaient tous vêtus de lambeaux de cuir brut. Leur peau était crasseuse, leurs cheveux hirsutes. Ils puaient. Elles dirent : » Ces êtres-là sont-ils des humains ou des bêtes ? Ils sont sales comme des porcs. Ils empestent « . Vieille Femme cria : » Allez-vous-en d’ici ! – Allez-vous-en d’ici ! » braillèrent ses compagnes en jetant des cailloux, des branches, de la boue à leurs faces barbues. En hâte, ils reculèrent, revinrent dans le bois. Leur Vieux leur dit alors : » J’ai bien fait de planter leur village loin de chez nous. Ces femmes sont cruelles. Je vais peut-être bien les jeter hors du monde « . Il ramena ses hommes et tous s’en retournèrent.
Dès qu’ils furent partis, Vieille Femme se retira dans sa tente de buffle, s’assit sur un tapis, resta la tête basse quatre jours pleins à réfléchir, puis elle se dit : » Nous aurions dû tenter d’aider ces pauvres êtres. Nous avons été sottes, orgueilleuses, méchantes. Pourquoi ne pas aller vers eux tout humblement, vêtues comme ils le sont, aussi crasseuses qu’eux ? Nos beaux habits les intimident. Il faut que nous soyons comme ils se voient eux-mêmes. »
Vieil Homme revenu dans sa hutte de branches au même instant pensait : » Peut-être sommes- nous des êtres repoussants. Peut-être est-ce pour cela que les femmes nous ont chassés comme des chiens errants. Peut-être, serait-ce une bonne idée de nous laver et de nous vêtir aussi bien que possible avant de revenir les voir « . Il alla se baigner au pied d’une cascade, peigna sa chevelure, l’orna de plumes d’aigle et s’habilla de daim. Quand ses compagnons le virent ainsi s’avancer parmi eux : » Vieil Homme, dirent-ils, tu es beau comme un astre ! – Décrassez votre corps, rasez votre figure, habillez-vous de peau souple et douce au toucher, et retournons ensemble au village des femmes, leur dit Vieil Homme « .
Le jour même, ils se mirent en route. Quand ils y arrivèrent, ils ne virent partout que des mégères sales. Toutes s’étaient vêtues de peaux de chèvre souillées de sang caillé, leurs joues étaient boueuses, leurs nattes emmêlées. Ainsi, pour plaire aux hommes s’étaient-elles enlaidies. » Horreur ! dirent-ils tous. Quelles affreuses bêtes ! – En vérité, dit Vieil Homme, elles sont infréquentables. Fuyons frères, fuyons avant que leurs guenilles sanglantes n’aient gâché nos ornements ! »
» Apparemment, nous faisons tout de travers, ronchonna Vieille Femme en les regardant fuir. Et pourtant, je le sens, nous devons nous unir à ces êtres bizarres, car ils ont Dieu sait quoi qui nous fait grande envie, nous avons Dieu sait quoi qu’ils aimeraient avoir, et ces deux Dieu sait quoi devraient aller ensemble. Femmes, essayons encore de les amadouer. Allons nous faire une beauté. » Elles allèrent à la rivière, et leurs cheveux lavés furent bientôt tressés, ornés de coquillages, de cordons colorés. Puis elles se vêtirent de robes de daim blanc, mirent autour du cou des colliers de graines multicolores, aux poignets des bracelets d’écaille, se chaussèrent enfin de mocassins souples. Ainsi parées elles prirent le chemin du village des hommes.
Vieil Homme dans sa hutte était de mauvaise humeur. Plus rien ne lui plaisait. Il mangeait sans envie, faisait des rêves troubles. Pour un rien il hurlait. Et tous, autour de lui, étaient comme il était : pâles, les joues creusées, négligés et fiévreux. Le Vieux, voyant ainsi dépérir sa tribu, se dit : » Ils ont été déçus par ces créatures imprévisibles. Un jour elles sont crasseuses, un autre jour cruelles. Ils les espéraient belles, accueillantes et tendres. Pourquoi diable se sont-elles enlaidies ? Il doit y avoir une raison à cela « . Comme il pensait ainsi, il entendit dehors crier les sentinelles. Il sortit. » Une troupe de femmes marche sur notre camp ! hurlait-on çà et là. Gare, elles sont féroces ! Tous à vos arcs, vos flèches, vos lances, vos épieux ! – Du calme dit Vieil Homme. Il étendit ses mains. Les guerriers alentour cessèrent de courir. Alors il dit encore : » Je crois que j’ai compris. Allez à la cascade et lavez votre corps. Frottez vos muscles d’huile, parfumez-vous d’encens et coiffez votre front de plumage brillant « . Lui-même se vêtit de ses plus beaux habits, mit sa grande coiffure, son collier de dents d’ours, puis entraîna ses frères à l’entrée du village. Ils attendirent là, en silence, les femmes.
Elles sortirent du bois en chantant et riant. Leurs robes de daim blanc étaient éblouissantes. Leurs parures étaient comme des arcs-en-ciel. Vieil Homme émerveillé dit à ses compagnons : » Voyez-vous ce que je vois ? » Les hommes répondirent : » Courons à leur rencontre, nos coeurs dans nos poitrines sont comme des pur-sang, ils bondissent, ils s’emballent, ils vont nous échapper ! Tandis qu’ils parlaient ainsi, Vieille Femme disait à ses compagnes : » Regardez ces êtres. Ne sont-ils pas superbes ? Leur rudesse me plaît. Leur voix rauque m’émeut. Ne les effrayons pas. Allons vers eux sans hâte « . Vieil Homme et Vieille Femme s’avancèrent l’un vers l’autre. Quand ils furent face à face, le Vieux dit : » Parlons ensemble à l’écart de nos gens. – Je te suis, lui dit-elle « . Ils allèrent sous les arbres. Là ils se regardèrent. Ils se trouvèrent beaux. » J’aimerais découvrir avec toi un plaisir inconnu et secret, dit Vieil Homme. – C’est une bonne idée, répondit Vieille Femme. – Peut-être faudrait-il nous allonger, dit Vieil Homme. – Peut-être faudrait-il, dit-elle. » Ils s’allongèrent. Plus tard, Vieil Homme dit : » Jamais je n’aurais cru me sentir aussi bien. – C’est trop beau, c’est trop bon pour être mis en mots, répondit Vieille Femme en s’étirant dans l’herbe. – Allons apprendre aux autres ce que nous avons découvert, dit Vieil Homme « . Ils retournèrent au village, le coeur léger, les jambes lentes. Ils n’y trouvèrent personne. Les hommes et les femmes s’en étaient tous allés, chaque couple en son lieu. » Nous n’aurons pas à les instruire, dit Vieil Homme. Ils ont trouvé tout seuls. »
Quand les hommes et les femmes s’en revinrent au camp, ils souriaient. Leurs yeux souriaient. Leurs lèvres souriaient. Leurs corps mêmes semblaient sourire. Les femmes au village des hommes apportèrent tout ce qu’elles avaient, tout ce qu’elles savaient, l’art de tanner le cuir et de le décorer, de faire la cuisine, de tisser des tapis, des couvertures chaudes. Les hommes chassèrent pour elles. Ainsi vint l’amour. Ainsi vint le bonheur. Ainsi vinrent les épousailles. Ainsi vinrent les enfants.
Source : Conte des Indiens d’Amérique du Nord, Henri Gougaud, L’arbre d’amour et de sagesse, Ed. du Seuil
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Passé, présent, avenir, pour l'éternité.
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