L’historien Edmond Dziembowski, professeur émérite à l‘Université de Bourgogne-Franche-Comté, nous fait découvrir les liens étroits qui rattachent les complotistes d’aujourd’hui à ceux de jadis.
Source : Aux sources du complotisme – Site Regards Protestants – de Frédérick Casadesus – 30/03/2023
Le saviez-vous ? « Dans un pavillon de Champigny, le gouvernement prépare une guerre nucléaire, le Grand Orient de France est financé par Vladimir Poutine et des banquiers se réunissent au Mont Saint-Michel, dans un couvent, pour déterminer la politique de la France ! »
On l’aura compris, ces assertions fausses, comiques, s’apparentent à ce qu’on appelle « théorie du complot », plus trivialement « complotisme ».
Admettons-le tout net, l’idée qu’une machination secrète manipule les peuples afin de modifier le cours des choses est aussi vieille que le monde – ou presque. Elle surgit dans des périodes de graves crises, reflète une angoisse collective, un traumatisme que peine à guérir, apaiser, le discours de la raison.
Mais pour l’historien, Edmond Dziembowski auteur de « La main cachée » (Perrin, 368 p. 24 €), ce délire prend sa source dans la Révolution Française.
« Quand on étudie l’univers mental des complotistes des deux époques, on trouve des permanences, analyse Edmond Dziembowski. Le premier trait qui les rassemble est évidemment le refus de considérer les faits tels qu’ils sont. Dès qu’un événement dramatique advient, certaines personnes, tétanisées, n’acceptent pas qu’il puisse être le fruit du hasard ou même de circonstances particulières. Ils lui attribuent des origines occultes qu’ils prétendent révéler, toujours de façon spectaculaire, alors qu’ils cherchent à donner de la cohérence à ce qu’ils ne comprennent pas. » Cette inclination se traduit par un goût du morbide, l’attrait du ténébreux.
Pour en expliquer l’intensité, nous devons prendre la mesure du bouleversement psychologique engendré par certaines situations. La Révolution Française a vraiment fait basculer l’Histoire. Bien sûr, en Angleterre, en Amérique, de grands changements politiques s’étaient déjà produits. Mais chez nous, c’est tout un rapport au monde qui s’est trouvé transformé. De nos jours et dans notre pays, la mondialisation des échanges et l’avènement d’Internet suscitent parfois de telles dérives.
Les partisans de la théorie du complot suivent le même chemin. « Dès l’année 1789, on a vu apparaître des libelles attribuant la responsabilité de la Révolution à des forces obscures, évidemment très puissantes, analyse Edmond Dziembowski. L’abbé Barruel, en publiant « Mémoire pour servir à l’histoire du jacobinisme » en a fixé pour longtemps les principes. Selon lui, l’effondrement de la monarchie s’explique par trois mouvements qui se sont emboîtés : l’alliance des philosophes des Lumières, l’appui politique et militaire de l’Angleterre, enfin l’influence de la Franc-maçonnerie. »
Chacun trouvera les équivalences du moment : aujourd’hui, l’hostilité à l’endroit des intellectuels ou des chercheurs, l’influence de la puissance américaine ou le pouvoir occulte des Loges, tiennent une place considérable.
Notons au passage que, de tout temps, le complotisme touche les penseurs de l’extrême, à gauche comme à droite. Mais Edmond Dziembowski fait observer qu’en France les juifs et les protestants sont épargnés par cette dérive.
Deux hypothèses peuvent être formulées pour expliquer ce phénomène : d’une part ils sont les cibles favorites des complotistes – hier comme aujourd’hui, d’autre part ils accordent à l’étude du Livre une prééminence qui les porte à l’analyse plus qu’à la passion. Mais on aura soin de préciser qu’hélas nulle religion ne préserve de la folie.
Au fond, la différence fondamentale entre les deux époques est une question d’échelle. « Quand l’abbé Barruel a publié son livre, le nombre de lecteurs était à peu de chose près celui du temps de Gutenberg, estime Edmond Dziembowski. Désormais, les théoriciens de la conspiration peuvent atteindre, en deux clics d’ordinateurs, des millions d’individus. Ce changement nous invite à la modestie. Pour combattre le complotisme, il est préférable de favoriser l’émergence d’une société de confiance et de prospérité plutôt que de multiplier les injonctions d’un retour à la raison. Réfléchir aux grands enjeux de notre temps n’est pas une panacée, mais c’est encore le plus sûr moyen de ne pas s’aveugler. »
Ceci posé, restons méfiants…