DE LA FRANCHE-MAÇONNERIE
parmi les noirs ou hommes de couleur
dans toute l’étendue des Etats-Unis de l’Amérique septentrionale. Publié in Bulletin du GODF – Suprême Conseil pour la France et les Possessions françaises – N° 2 – Avril 1868.
La Franche-Maçonnerie a pris une extension telle, dans les État-Unis d’Amérique, qu’elle surpasse en Ateliers et en Membres tout ce qu’elle a produit dans les autres parties du monde.
Il existe, dans l’Union, 34 grandes Loges (autant que d’États particuliers), pratiquant le rite d’York, c’est-à-dire le rite originaire reconnu par les grandes Loges d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande.
L’esclavage, ce fléau réprouvé par la raison, par l’humanité, et par la civilisation, ne s’étendait point sur tout le territoire américain; il n’était applicable qu’à peu près dans la moitié des états composant l’Union, et encore dans près de la moitié de cette dernière partie, il était plutôt un principe facultatif qu’une exécution forcée.
Dans la partie des États-Unis infectée par l’esclavage, il existait une certaine quantité de noirs et d’hommes de couleur qui avaient été affranchis par des maîtres, honteux d’une semblable plaie parmi des créatures’ provenant d’un même créateur ; il en existait d’autres qui, par un travail incessant, s’étaient rachetés de leur servitude, et n’avaient alors d’autres maîtres qu’eux-mêmes.
Par une anomalie dont on chercherait en vain à se rendre compte, les noirs ou hommes de couleur nés sur un territoire libre, étaient peut-être les moins considérés ou supportés par la race blanche : ils étaient et sont encore soumis à de dures humiliations; ils sont parqués dans des quartiers à eux affectés et qu’ils ne peuvent quitter, des places a part et infimes leur sont affectées dans les églises et les théâtres; les cafés, les restaurants, les voitures, les omnibus, les bateaux à vapeur, et tous les lieux publics leur sont interdits, ou bien ils y tiennent une place à part ; ils ne sont jamais admis à la table d’un blanc et ne s’introduisent jamais dans sa maison qu’à titre de domesticité. Enfin, quoique libres , ils ne jouissent point des bienfaits de la liberté, de la sociabilité, de la civilisation. Ces restrictions blessantes sont moins frappantes dans les états, où l’esclavage existait: nés et élevés sur la plantation du maître, ils étaient pour ainsi dire sous le même toit ; ils élevaient les enfants qui souvent jouaient avec les leurs, ils devenaient plus en contact avec la famille, et la répulsion entre les deux races paraissait moins prononcée.
La Franche-Maçonnerie, cette institution de fraternité, d’égalité et de fusion des hommes et des races, ne détruisit point ces funestes préjugés. Les noirs et les hommes de couleur, quoique libres ou affranchis, ne purent jamais parvenir à aucun des -bénéfices de l’Ordre et en furent généralement proscrits.
Cependant la Maçonnerie n’est point restée inconnue et indifférente aux noirs ou aux hommes de couleur ; un assez grand nombre d’entre eux avaient été chercher l’initiation et la lumière dans des pays étrangers où des exclusions anti-fraternelles n’existaient point, en sorte que depuis plus de cinquante années ils avaient établi des Ateliers de leur race et même une grande Loge de ce régime ne tarda pas à se fonder.
Les Maçons blancs de toutes les grandes Loges des États-Unis désavouèrent ces frères, dont tout le crime consistait dans une différence de peau, qui n’est point de leur fait; ils les traitèrent de spurion’s Masons (de faux Maçons) ; ils refusèrent de les admettre dans leurs temples, et repoussèrent systématiquement ceux qui réclamèrent la faveur d’une initiation régulière.
Aujourd’hui, il ne peut plus être question d’esclavage sur tous les territoires composant la grande et prospère République des Étals-Unis : tous les noirs et les hommes de couleur sont libres; ils rentrent dans la plénitude de leurs droits civils et politiques, dont ils avaient été si injustement privés depuis longtemps. Cependant, au moment où nous écrivons, il West pas encore question d’ouvrir les bras à’ ces nouveaux frères, avec lesquels il ne devrait exister aucune différence, et aucune des 34 grandes Loges de l’Union américaine n’a songé à faire disparaître une aussi grave erreur, qui devient une profonde injure envers l’humanité. Ce qui est à remarquer certainement, c’est que du sein même du foyer de l’esclavage devait partir le premier cri de l’émancipation maçonnique en faveur des noirs et des hommes de couleur. Si cet acte généreux n’a été que le travail d’une seule autorité maçonnique, il est tellement émouvant pour les Maçons européens, qu’il est de leur devoir d’y apporter leur puissant concours, a ‘ fin qu’appui soit donné aux faibles et que les forts ne restent point clans leurs fausses applications des prescriptions des lois maçonniques.
A la Nouvelle- Orléans, capitale de l’État de la Louisiane, il existait et il existe encore un suprême Conseil du 33e degré du rite Écossais ancien et accepté, constitué le 27 octobre 1839, sous les prescriptions des constitutions de 1786. Pendant plusieurs années, ce suprême Conseil était annexé à la grande Loge de l’État, travaillant au rite d’York, et son organisation alors était à peu près celle du Grand Orient de France, admettant et pratiquant les divers rites.
Les autres grandes Loges des Etats-Unis attaquèrent cette union, prétendant que le rite d’York ne pouvait ni ne devait comporter aucune fusion avec les autres rites. La grande Loge de la Louisiane, après avoir résisté a ces prétentions finit par y accéder, afin d’éviter un schisme; elle rompit sa liaison avec le suprême Conseil, déclarant qu’elle ne constituerait plus à l’avenir d’autres Loges qu’au rite d’York, dans ses trois degrés symboliques.
Le Suprême Conseil resta ainsi indépendant, et par la force des choses se vit obligé de constituer des Ateliers inférieurs sous le régime du rite écossais ancien et accepté.
Au commencement de 1867, la Grande Commanderie de ce Suprême Conseil étant devenue vacante, l’Illustre F. Eugène Chassaignac en fut investi régulièrement; le F. Chassaignac a une réputation d’honorabilité, de capacité et d’influence parfaitement établie dans l’État de la Louisiane.
La première pensée de cet III. frère fut d’examiner la situation actuelle faite aux noirs et aux hommes de couleur dans la Maçonnerie; il la trouva aussi injuste que contraire même aux intérêts de la race blanche, alors qu’ils allaient entrer en juste et égal exercice de leurs droits civils et politiques.
En conséquence, le F. Chassaignac assembla les Loges de son Obédience, et leur fit prendre la résolution d’ouvrir leurs temples désormais aux Maçons noirs ou de couleur. Cette recommandation fut accueillie avec la plus vive satisfaction, et l’exécution n’en fut point différée.
Cette grande manifestation eut lieu dans le temple de la. Resp. Loge La Liberté no 9, or. de la Nouvelle Orléans, et c’est alors qu’on vit pour la première fois les Maçons de toutes les races se donner sincèrement la main. Les frères noirs et de couleur votèrent une adresse de remerciements et d’alliance avec tous les frères des Ateliers sous l’Obédience du Suprême Conseil, qui prenaient ainsi courageusement l’initiative d’un acte de véritable justice et d’humanité.
Le Suprême Conseil indépendant de la Louisiane ne se contenta point de cette fusion, il voulut compléter son oeuvre d’émancipation en accordant, en juin dernier, une charte aux hommes de couleur pour ouvrir une Loge sous le titre de La Fraternité, no 10, or. de la Nouvelle, Orléans. C’est la première Loge de cette race régulièrement établie dans les États-Unis ; elle est sous la présidence du Frère Ernest Saint-Cyr, homme de couleur, recommandable par son éducation, son zèle, et ses convictions.
Cette création fut suivie de celle de trois autres loges de même composition, savoir : Eugène Chassaignac, no 21, Le Progrès, no 22 et La Fusion maçonnique no 23. En sorte qu’aux quatre Loges d’hommes de couleur fonctionnent activement dans l’Orient de la Nouvelle-Orléans, et qu’il est probable qu’elles seront promptement augmentées dans la Louisiane.
On peut donc affirmer que l’émancipation maçonnique va certainement seconder l’émancipation civile et politique parmi les anciens esclaves des États-Unis d’Amérique, et qu’elle servira merveilleusement d’apprentissage à ces nouveaux affranchis pour arriver à l’exercice sage et progressif des droits qui leur sont acquis. Les blancs et les hommes de couleur se rencontreront en frères, sur le pied d’égalité, dans les temples de l’ordre, comme ils doivent se rencontrer dans les meetings. La discipline de nos Ateliers portera ses fruits clans les assemblées où les citoyens de toutes les races, dans la grande république américaine, doivent maintenant confondre et harmoniser leurs besoins et leurs intérêts respectifs.
Mais il ne faut pas se dissimuler que ce triomphe du principe émancipateur ne s’établira point sans rencontrer une forte opposition parmi les Maçons d’York du Nouveau-Monde, et que cet acte de justice autant que de haute humanité a besoin, pour en imposer à ses adversaires, de la sanction des autorités maçonniques et des Maçons de l’Europe, qui sont leurs aînés dans la pratique de la Franche-Maçonnerie.
Le grand Orient de France a le premier marché dans les voies adoptées par le Suprême Conseil de la Louisiane. Depuis 1800, ses Ateliers recevaient à l’initiation tous les hommes de couleur qui pouvaient donner à l’Ordre des garanties de capacité. Le 14 février 1836, il accordait aux hommes de couleur une constitution pour ériger une Loge à la Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), sous le titre des Enfants d’Hiram, et peu après il récompensa les travaux de ces frères en leur accordant les patentes d’un Chapitre de Rose-Croix. L’année dernière, il s’est prononcé noblement en déclarant qu’il refuserait sa correspondance à toutes les autorités maçonniques qui ne se seraient pas prononcées pour I’ abolition de l’esclavage.
Il est donc à espérer que, dans cette circonstance, le Grand Orient donnera son concours à la mesure générale prise par le Suprême Conseil indépendant de la Louisiane, qu’il le rétablira sur le tableau des autorités régulières dont il reconnaît les actes, et qu’il renouvellera ses protestations au sujet des autorités maçonniques étrangères qui conserveraient quelque répugnance à admettre à leurs travaux les hommes de couleur aujourd’hui légalement émancipés.
Déjà le Grand G. de Belgique, par l’organe de son Grand Maître national, J. van Schow, de son grand secrétaire, Ferréol Fourcault a envoyé une adresse de félicitations au Suprême Conseil indépendant de la Louisiane, et a sollicité sa correspondance.
L. DE M.