Une nouvelle réflexion de la Grande Loge Indépendante de France ( GLIF) :
Une Tradition de la « proximité du lointain ».
Le Rite Écossais Rectifié vient s’ancrer dans une longue tradition qui transcende les distinctions, somme toute modernes, entre philosophie et religion, entre ésotérisme et mystique . Ce Rite associe indissolublement pensée et action, discours et vécu. Bien sûr, cette tradition n’est pas sans présenter des divergences importantes et des dissonances en son sein, dont ce rite a pu d’ailleurs se faire l’écho.
Retenons donc en premier lieu ce syntagme évocateur: la « nostalgie de l’Unité ». Et retenons avec lui la formule du philosophe allemand Martin Heidegger qui, dans son texte intitulé « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », pose cette définition de la nostalgie : « la nostalgie est la douleur que nous cause la proximité du lointain ». Dieu, en effet, est plus proche de nous que nous ne le sommes de nous-mêmes énonçait Maître Eckhart après Saint-Augustin. Pourtant il nous paraît si lointain, comme absent de l’horizon qui se dessine devant nous, que cet éloignement apparent nous est souffrance et désarroi.
Rien n’illustre mieux cette nostalgie que la citation qui figure en couverture de L’Homme de désir, l’ouvrage de l’un des maîtres de notre rite, Louis-Claude de Saint-Martin: « Si des éclairs brillants et passagers sillonnent quelquefois dans nos ténèbres, ils ne font que nous les rendre plus affreuses, ou nous avilir davantage, en nous laissant apercevoir ce que nous avons perdu ».
On sait que le Rite Écossais Rectifié est un rite chrétien. On devrait rajouter que l’ensemble de la Franc-maçonnerie régulière universelle est chrétienne. Notre rite tient pour vrais la double nature, humaine et divine, du Christ et le dogme de la Sainte Trinité, du Dieu unique en trois personnes distinctes, toutes croyances fondées sur les conclusions des Conciles œcuméniques d’Alexandrie et de Chalcedoine de 381 et 451.
Religion chrétienne ou religion venue du fond des âges ?
Pour autant, selon les mots mêmes de Saint-Augustin dans ses Révisions ou Retractationes (Livre I, chapitre XIII, n*3): « la même religion qu’on appelle maintenant religion chrétienne était déjà celle des Anciens. Elle a conservé son empire depuis nos premiers parents jusqu’à l’avènement du Verbe incarné. La vraie foi ne porte le nom de religion chrétienne que depuis le Christ, mais son existence remonte plus haut ». Notre Frère Joseph de Maistre ne dira pas autre chose dans le mémoire qu’il adressera au Grand Maître de la Stricte Observance Templière, le duc de Brunswick, dans la perspective du convent de Wilhelmsbad de 1782: « la vraie religion a bien plus de 18 siècles. Elle naquit le jour où naquirent les jours ».
Quelle est donc cette religion dont font état Saint-Augustin et Joseph de Maistre et dont nous recueillons l’héritage en tant que Francs-Maçons du Rite Écossais Rectifié ?
Est-ce l’expression de la Tradition primordiale, mise à jour par René Guenon et les auteurs pérennialistes ? Sans aucun doute, mais plus précisément encore, elle est l’expression de cette nostalgie de l’Unité, déjà évoquée et si présente dans l’histoire de notre Occident, depuis au moins Platon et les néo-platoniciens qui ont inspiré Saint-Augustin et les Pères grecs de l’Église comme Clément d’Alexandrie et Origène avant lui.
Qui dit nostalgie de l’Unité, c’est-à-dire de l’Unité « perdue (et je renvoie pour la conscience de cette perte à la citation de Louis-Claude de Saint-Martin), dite « quête », on devrait dire « quête renouvelée et incessante », de l’Unité. C’est ce qu’exprime notre Frère Joseph de Maistre quand il évoque « les temps où ‘l’homme revêtu de son corps de gloire’, sera enfin reçu au sein de ‘l’Unité’ , réintégré dans sa véritable nature divine, dans sa première propriété, vertu et puissance spirituelle primitive, non-séparé de sa véritable origine »
La quête de l’Unité, c’est le retour à l’origine.
Quelle est cette quête de l’Unité ? C’est la recherche du retour à l’origine dont parle Joseph de Maistre, de la fusion avec l’Un, le Dieu au-delà de Dieu qu’invoque Maître Eckhart dans ses sermons.
Mais quel est le chemin qui peut nous y mener ? Ledit chemin, nous pouvons l’appeler, avec la théologienne Marie-Anne Vannier, la « voie négative », une appellation peut-être plus pertinente que celle communément usitée de « théologie négative » . Cette voie, elle a été d’abord tracée en Grèce par Parménide et Platon, puis par les néo-platoniciens, tant païens que juifs ou chrétiens. C’est Denys l’Aréopagite, ou plus exactement le Pseudo-Denys, un moine syrien des Ve/VIe siècles, qui procéda à la christianisation du message qu’elle véhicule. La voie négative conflue pour partie avec le chemin suivi par Moise. Des chrétiens (pas tous !) empruntent cette route et ils y croisent les juifs kabbalistes.
Quel est le message délivré ? On ne peut rien dire sur l’Un, qui est l’origine, la matrice et le destin de l’homme et de toutes choses, « qui a donné l’être à tout ce qui existe ». L’Un est « éternel et infini » (nous percevons l’écho de ce message, mais un écho assourdi, dans la prière d’ouverture du rituel d’apprenti). L’Un est donc inconnaissable et insaisissable. D’où l’injonction de Maître Eckhart: « Tu veux être parfait, ne jappe pas sur Dieu », qui peut s’interpréter de la sorte : « plutôt que de parler de Dieu, efforce toi de t’unir à lui ».
Ce message serait toutefois incomplet si, au IXe siècle, l’Irlandais Jean Scot Érigène, un proche du petit-fils de Charlemagne, le roi Charles le Chauve, dont il fut le théologien officiel (rappelons qu’à l’époque, moines et théologiens irlandais jouèrent un rôle décisif dans la christianisation de l’Europe du Nord-Ouest), si Jean Scot Érigène n’y avait pas ajouté que, aussi inconnaissable qu’il soit, Dieu est présent, infiniment présent, dans l’homme et dans la Création. Portant en lui toutes les possibilités de manifestation et de non-manifestation, Dieu se manifeste lui-même dans l’homme et dans la totalité de la Création.
Ineffable, inconnaissable, Dieu est ainsi, pour parler une nouvelle fois comme Maître Eckhart et Saint-Augustin, plus proches de nous que nous le sommes de nous-mêmes puisque nous tenons notre être de lui et de lui seul (« Ô Toi, qui a donné l’être à tout ce qui existe »).
Une doctrine puissante qui donne sens à la démarche initiatique du Rite Écossais Rectifié.
Ayant ainsi très brièvement, très caricaturalement même, évoqué cette voie sinueuse vers l’Unité, voyons en quoi le Régime Écossais Rectifié vient s’y placer. Quelques allusions ont déjà été faites dans ce sens. Mais pour être un peu plus précis, il faut commencer par l’examen de la doctrine de la Réintégration de Martinez de Pasqually, fondatrice de notre Régime.
Nous savons que Pasqually se réclamait de la tradition maçonnique jacobite ou stuartiste, d’inspiration ouvertement kabbalistique. Pour être reconnu comme un Franc-Maçon régulier par la Grande Loge de France et autorisé à créer un atelier à Bordeaux, Pasqually avait produit une patente attribuée au prince Charles Édouard Stuart, le jeune prétendant jacobite, petit-fils du roi Jacques II. Cette patente, dont l’authenticité a été mise en doute par divers historiens de la Franc-maçonneries, aurait été délivrée en 1738 par le prince Charles Édouard, qui se présentait comme le Grand Maître des loges présentes « sur la surface de la terre », au père de Pasqually et à lui-même.
De manière très significative, une deuxième version de la patente de 1738, retrouvée assez récemment dans les archives soviétiques, comportait l’arbre séfirotique de la Kabbale.
A l’époque où Pasqually sollicitait la reconnaissance de sa régularité maçonnique, il avait déjà commencé à élaborer son rituel d’Élus Coëns, destiné à compléter, voire à surmonter l’initiation maçonnique stricto sensu. Il avait déjà formulé sa doctrine de la Réintégration et ouvert un temple Coën à Bordeaux.
L’influence kabbalistique se dévoilait très clairement à la fois dans la doctrine martinésiste et dans les pratiques de l’Ordre des Élus Coëns, comme nous le verrons.
Une filiation kabbalistique.
Un point doit être souligné ici: Pasqually était issu d’une famille marrane, c’est-à-dire juive espagnole convertie au catholicisme romain, mais il n’y a pas lieu de douter de la sincérité de cette conversion. La preuve en est que l’appartenance à l’Ordre des Élus Coëns était exclusivement réservée aux catholiques. C’est donc certainement par la filiation jacobite que l’influence kabbalistique s’est transmise à Pasqually.
Rappelons que, principale expression de l’ésotérisme juif, la Kabbale remonterait à Moïse quand ce dernier s’était vu dicter par l’Éternel des lois écrites et transmettre, aux dires des kabbalistes, des lois orales et secrètes dont ils se prétendaient les dépositaires. Héritière du mosaïsme, la Kabbale l’est également du néo-platonisme dont elle avait assimilé les enseignements dans la Provence et le Languedoc du Moyen-Âge. Cheminant, elle aussi, sur la voie négative, la Kabbale distingue au-delà de la manifestation, le Dieu caché – l’Ein Soph (ou En Soph ou En Sof) ou l’Infini.
Robert Amadou, dans son introduction au Traité de la Réintégration (dont le titre complet est : « Traité de la Réintégration des êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissance spirituelles divines », souligne que dans la Kabbale comme chez Martinez de Pasqually « priment les thèmes théosophiques de la descente et de la remontée; de la chute, de la dispersion et de la restauration, de la réintégration ».
À cet égard, les analogies entre la doctrine martinésiste et celle du kabbaliste Isaac Louria en particulier, chef de file de l’école de Safed, sont particulièrement révélatrices: pour Isaac Louria, la formation de l’Adam Kadmon, l’homme primordial émané de l’En Sof, a débouché sur un cataclysme: sur la dispersion de la lumière – la chevirat hakelim ou brisure des vases, à laquelle il ne pourra être remédié que par le tikkun olam ou réparation des vases, mission dévolue à l’homme qui devra retrouver en lui-même et libérer les étincelles de lumière divine dont il est porteur.
Quant aux opérations magiques (théurgiques) auxquelles les Élus Coëns se livraient dans leur rituel, et qui n’avaient pas emporté la conviction de Willermoz et de Saint-Martin, elles apparaissaient tout à fait similaires à celles du Baal Shem de Londres comme l’observe Gershom Sholem, historien de la Kabbale et du messianisme juif. Le Baal Shem (ce qui signifie le « Maître des Noms (de Dieu) » en langue hébraïque) n’étant autre que le rabbi kabbaliste Samuel Jacob Falk.
Laissant maintenant Martinez de Pasqually de côté, si nous examinons la contribution de Willermoz au Régime Écossais Rectifié, elle est évidemment primordiale mais elle n’apparaît pas tant doctrinale, car, de ce point de vue, Willermoz s’en tient à la doctrine martinésiste, que rituelle, étant entendu cependant que toute la doctrine du Régime Écossais Rectifié se trouve exposée dans son rituel.
Le « sans-fond » théosophique.
Il en va différemment pour Louis-Claude de Saint-Martin dont la rencontre avec l’œuvre de Jacob Boehme, plus encore que la rencontre avec Martinez de Pasqually va s’avérer, de son propre aveu, décisive.
C’est, en effet, après cette rencontre par livres interposés (ils ne sont pas contemporains: Jacob Boehme, né en 1575, s’était éteint en 1624), que Louis-Claude de Saint-Martin écrira ses principaux ouvrages. Il sera le premier traducteur de Boehme en langue française et contribuera à le faire reconnaître en Allemagne, apparaissant de la sorte comme l’un des initiateurs du romantisme allemand, largement tributaire de la pensée de cet auteur.
Jacob Boehme, qui se place même le savoir dans la continuité de Jean Scot Érigène et de Maître Eckhart, va incarner plus que tout autre la voie négative dont il réunit les courants constitutifs dans ce que David Konig décrit comme une « synthèse théologique, hermétique et mystique, dont le mode d’expression est symbolique et non conceptuel » (Le fini et l’infini chez Jacob Bohme, page 10).
Cette synthèse se construit autour de la notion d’Ungrund, de « sans fond », seule à même de nommer Dieu, mais aussi de définir le chemin qui peut nous mener à Lui.
Dans son Mysterium magnum, Boehme écrit: « Quand je considère ce que Dieu est, je dis : vis-à-vis de la créature il est l’Un qui est en même temps le Néant éternel. Il n’a ni détermination ni début ni lieu ; Il ne possède rien en dehors de lui-même ; Il est la volonté de ce qui n’a pas de motif. Il n’est qu’Un en lui-même ; Il n’a besoin ni d’espace ni de place ; Il s’engendre en lui-même d’éternité en éternité ; Il n’est identique ou semblable à rien et n’a aucun endroit où Il réside ».
Comment parvenir jusqu’à lui ? La voie négative devient, avec Louis-Claude de Saint-Martin, une voie intérieure qui éveille l’homme à la conscience d’une perte et suscite le Désir de l’Unité retrouvée.