Nous sommes dans une loge de saint Jean qui nous dit : « Si tu dis aimer Dieu et que tu n’aimes pas ton frère, tu es un menteur ».
L’enseignement de saint Jean est centré sur le mot Amour ; or l’Amour a deux formes :
– EROS : Amour dont le but est partage charnel
– AGAPE : dérive d’un verbe qui signifie « accueillir avec amitié », « montrer de l’affection pour quelqu’un »
Cette racine renvoie à une forme d’amour singulière, distincte de l’Eros.
Il s’agit d’un amour fait de valeurs : dévouement, tendresse, bienveillance fraternelle, pouvant prendre un aspect rituel, voire liturgique.
Valeurs qu’on pourrait appeler maçonniques.
L’AGAPE, c’est un amour oblatif, c’est-à-dire donnant priorité aux besoins des autres, sur les siens propres. Un amour dont l’équivalent latin est Caritas, mais sans relation avec le désir de possession ou de captation charnelle de l’Eros.
Voyons pour l’histoire
Le but de cette planche est d’exposer l’importance de l’Agape rituelle dans nos travaux ; plus généralement, le repas est un rite de socialisation et peut dans certains cas devenir un moyen d’atteindre le Sacré.
D’un point de vue extrêmement terre à terre l’Agape est d’abord un lieu de plaisir, de « bonne chère et large soif », permettant l’échange de potins et plaisanteries faciles. Même sous une forme aussi triviale, il s’agit d’une caractéristique propre à l’espèce humaine : Les animaux mangent côte à côte. Les Hommes mangent ensemble.
Cette convivialité associée à la nourriture prise ensemble est à contrario par les troubles de l’appétit : (anorexie, boulimie/qui sont avant tout des troubles de la relation à autrui), un signe de bonne santé personnelle et sociale.
On comprend donc pourquoi le repas est un rituel très ancien dans l’histoire des civilisations
Dans la société grecque, le repas familial est très important et toute occasion pour inviter parents ou amis à banqueter est bonne. Seul les personnages de marque ont droit à des sièges et une table : Les autres sont assis par terre, sur des peaux.
Les Grecs donc, aimaient la joie des banquets, à l’occasion des fêtes de famille, de la cité, ou tout autre événement sportif ou artistique. Les banquets ont même donné naissance à un genre littéraire comme l’attestent le Banquet de Platon ou de Xénophon.
Comment imaginer qu’un symposium, de nos jours, réunion austère de doctes personnages scientifiques, a pour origine « sumposion » signifiant réunion de buveurs.
A l’époque tout grand repas entre amis, tout banquet de confrérie ou d’association comportait deux temps successifs : le repas proprement dit et secondement – le moment le plus long, l’absorption de boissons- principalement de vin, accompagnée de toutes sortes de distractions prises en commun (conversation, jeux d’esprit, audition de musique, danses…)
La première partie n’excluait pas les boissons (on se faisait servir à boire en mangeant. Au cours de la deuxième, on continuait à grignoter des desserts (fruits frais ou secs, gâteaux, fèves…pour exciter la soif !…)
Il s’agit toujours de repas d’hommes.
Les femmes libres sont rigoureusement exclues des ces réunions publiques, tout comme celles de la vie politique. Mais il existe des banquets féminins.
Les Romains l’appelaient Collecta, ce qui donna le mot collation.
Les chevaliers de la Table Ronde se réunissaient régulièrement pour partager un repas symbolique autour d’une table où tous les convives étaient géométriquement et symboliquement égaux.
Lieu de communication avec ses voisins de table, le repas possède en soi une dimension sacrée qui dépasse le simple partage de nourriture :
Pour les mortels que nous sommes, manger est le seul moyen d’échapper à la mort par épuisements, en transformant la mort donnée (animal, légume, fruit) en nourriture, source de vie pour soi-même.
A ce titre ce cannibalisme rituel et dûment codifié, autrefois ? pratiqué dans certaines sociétés visait soit à acquérir les vertus de son adversaire, soit à neutraliser son influence néfaste.
Intégré au rite religieux, la socialisation du repas est encore plus prononcée et peut même devenir un moyen de communication avec le divin. Il devient ainsi la cérémonie du repas traditionnel, de la Pâque chez les Juifs : le Pessah (le passage de la mer rouge) repas pascal, le Seder est un moment intense de foi collective.
Jésus réunit ses apôtres autour d’une table pour partager le pain et le vin. Il y ajoute une signification mystique en les assimilant à son corps et à son sang !
Cette tradition existe toujours dans l’Eucharistie catholique.
James Frazer, dans une étude a montré que la doctrine de l’Absorption de Dieu : l’hostie contient toutes les vertus du Seigneur (on mange Dieu) n’est pas propre au catholicisme :
C’est la trans-substanciation que beaucoup de religions ont pratiquée ou pratiquent encore par des rites analogues.
On immole l’agneau lors de l’Aït el Kébir, et ce sacrifice le socialise et lui donne une dimension sacrée. Sa chair ingérée, régénère, car elle est devenue nourriture spirituelle.
Le mystère de la communion a joué un rôle capital dans le Christianisme naissant, et constitue toujours un moment fort du rituel de l’Eglise.
La fête du mouton constitue un ciment spirituel pour tous les Musulmans du monde, lors de sa célébration.
Absorber dans le même temps la même nourriture, avoir la possibilité de mastiquer et d’ingérer au même moment est un acte naturel permettant aux convives de vivre sur le même rythme, dans un même climat de réflexion, et ainsi de participer à un mystère du clan, dans une fraternité spirituelle, voire liturgique.
On connaît la force de ces rencontres sur le plan religieux. L’évocation de la Cène est omniprésente dans tous les inconscients, même profanes.
On pourrait évoquer ces repas rituels dans les couvents, où présentée sur de longues tables, la frugale nourriture matérielle, est accompagnée de nourriture spirituelle (lecture de textes sacrés pendant le repas ou chacun mange en silence et avec recueillement).
Que dire de cette force potentielle des repas, qu’ils soient diplomatiques, d’affaires ou de famille… ? On attend d’eux qu’ils permettent de trouver une harmonie dans des points de vue, ou des intérêts différents.
Le repas pris en commun exalte des sentiments de fraternité et revêt une signification presque mystique.
On prolonge ensemble la vie. On est en relation avec les forces de l’Univers.
L’Agape est la manifestation spécifique de l’Unité.
Si le repas fraternel qui achève les travaux de la loge est infiniment associé à la tradition maçonnique, à contrario, on ne saurait voir l’influence maçonnique derrière tout banquet républicain, ou le repas marquant la fin d’un congrès ou autres travaux profanes.
Le moment festif des Agapes maçonniques, en principe obligatoires varie selon les obédiences : totalement obligatoires et rituelles au Rite Emulation où les travaux, à table sont aussi importants que les travaux sur les colonnes.
Au REEA, les Agapes fraternelles, consécutives à une tenue, présidées par le V\ M\ sont simples et rapides.
La parole y est ouverte pour tous, sur tous les sujets, hormis Politique et Religion, dans leur sens étroit. On y évoque des thèmes abordés pendant les travaux dans le temple.
Les apprentis et compagnons se font préciser un certain nombre d’informations qui auraient pu leur échapper, ou peuvent donner leur point de vue sur tel ou tel sujet, au Vénérable Maître.
C’est un moment très fort dans la vie maçonnique de chacun :
Les Agapes permettent de doubler le temps de rencontres fraternelles, qui se limiteraient, pour certains FF\, au temps, toujours trop court, de midi et minuit, deux fois par mois, en admettant qu’ils soient présents.
C’est un moment privilégié d’échanges, de découvertes, de compréhension mutuelle.
On partage, le pain, le vin, les mets (quelles que soient les quantités) les contraintes du service, et, surtout, chacun peut échanger, avec ses FF\ voisins, ses joies, ses peines professionnelles, familiales, ou maçonniques.
Les Agapes aident à l’intégration des FF\ apprentis et compagnons dans la loge.
Ils apprennent l’humilité dans le travail que leur FF\ leurs demandent : le couvert, le service le rangement.
Sans parler des règlement généraux, je me suis aperçu que chaque FF\ avait une lecture tout à fait personnelle de la planche de convocation, voire de règlements intérieurs de l’atelier…
Combien serons nous ?
Question permanente, angoissante, lancinante dont la réponse n’est même pas donnée quand les FF\ entrent à 20h sur les parvis.
Le Véritable Maître n’est pas toujours informé des absences possibles, et le Maître des Banquets encore moins.
L’angoisse ne se lève que lorsque tous les FF\ sont assis : ou c’est bon, ou alors c’est la « cata »…
Pour les grands repas consécutifs à des cérémonies importantes, il faut contacter les FF\ des ateliers voisins, quelquefois aussi rappeler un par un, ceux de l’atelier. Evidemment, pour amener des FF\ visiteurs il faut auparavant avoir eu des contacts, avoir visité, donné de sa personne, établi des relations privilégiées avec les Maîtres des Banquets des ateliers voisins.
Il y a une fraternelle entre nous, une complicité, parce que nous avons à peu près tous des problèmes semblables et que chacun donne à l’autre la solution qu’il a trouvée provisoirement pour les résoudre.
Il faut énormément de souplesse dans la gestion financière :
– Marges de sécurité dans les quantités apportées par le traiteur en fonction du nombre et en fonction de son bon vouloir à grossir les parts…
– Se battre pour avoir des visiteurs qui resteront après les Agapes.
Mettre au point un système efficace du ramassage des triangles (rien n’est plus dur que de faire payer un retardataire…).
Un ou deux FF\ en plus de ce qui n’est prévu c’est une petite rentrée, en moins, c’est négatif.
Le budget est un exercice de corde raide entre les tenues fastes, financièrement, et les vaches maigres.
Il faut essayer de penser à tout, tout prévoir : mets, pain, vin, desserts, condiments, café…alcools…
Chacun veut retrouver son petit confort, comme à la maison.
Une fois assis, le maçon redevient le pater familias, qui se fait dorloter, aux petits soins de sa femme et de ses enfants, ou alors il devient le consommateur, ou le client du restaurant réclamant sa petite cuillère ou son cendrier….
S’il y a l’avant, il y a le pendant, où il faut tout synchroniser pour qu’il n’y ait pas de temps morts pour éviter les phrases du type: « les Agapes durent trop longtemps : je ne reste pas »
Il y a aussi l’après qui n’est toujours pas simple à gérer à distance : nettoyages et rangement.
Les Agapes ont un grand rôle pédagogique :
Partager la nourriture, c’est bien, mais aussi partager les tâches, les contraintes, la vaisselle ayant été bourgeoisement supprimée de nos contraintes, à Parthenay (ce qui déclenche la jalousie des ateliers voisins).
Il y a un coté formateur pour les apprentis et les compagnons qui traditionnellement assurent les taches du service, mais chacun d’entre nous reste toujours apprenti, ce ne devrait pas être seulement que des mots…
Il existe des ateliers où les Agapes ont été temporairement supprimées, mais toujours rétablies à la demande générale. Comment imaginer une maçonnerie sans Agapes. Une loge où les FF\ ne partagent pas un moment de convivialité si riche, après leurs travaux, où chacun, dès la sortie des parvis, rentre dans sa Chacunière (dixit Rabelais), sèchement.
Que dire de ces souvenirs où on a partagé, côtoyé, échangé, en face ou à côté, qui le Grand Maître, qui le Conseiller fédéral ou autre dignitaire.
C’est par les Agapes qu’on prend conscience :
Qu’une loge, où on va quelques fois contraint et forcé, tenue obligatoire au sens strict, n’est pas qu’un temple, mais tout un ensemble. :
-Une salle humide, qu’il faut entretenir, nettoyer, décorer, aménager, pour que nous soyons heureux et à l’aise, mais aussi
-Une cour, un bâtiment, un jardin à la disposition de tous.
Que ce n’est pas que quelques heures, si fortes soient elles dans le mois qui permettent de la faire vivre, mais que derrière, tout un travail souterrain, et coordonné, existe avant et après.
Le Maçon, venant d’une Loge de Saint Jean, donc associé à la recherche symbolique de la Lumière, rythme, au REAA son année maçonnique sur les deux solstices :
Le solstice d’Hiver, associé à Saint Jean l’Evangéliste marque le début de l’allongement des jours. C’est le moment choisi pour célébrer par notre banquet d’Ordre rituel et obligatoire, rythmé par un cérémonial bien précis, et qui comme toute tenue implique :
-L’écoute attentive des participants
-Des règles de prise de parole, dont l’interdiction de la prendre plusieurs fois sur le même sujet.
-Le rôle de l’orateur dans la synthèse des travaux
En outre, il utilise un vocabulaire viril, voire guerrier, souvenir des loges militaires, nombreuses sous l’Empire et dans le siècle qui lui a succédé.
Exemple : « tirer une canonnée de poudre rouge ou blanche…Feu !! »
La Saint Jean d’Eté, sous l’empreinte de Saint Jean le Baptiste, donne l’occasion du banquet blanc, ou familial où des profanes (famille ou amis) peuvent être invités.
Au delà des grillades profanes, c’est aussi l’occasion, sous la courte nuit étoilée, de faire une forte chaîne d’union autour de ce feu sacré qui disparaît et renaît éternellement, l’image même de la vie.
Sans les Agapes, il y aurait peu de différence avec le travail profane, où, après avoir œuvré avec des collègues, chacun se précipite le plus rapidement possible chez lui.
Même en ajoutant un peu de spiritualité, on se retrouverait vite comme les fidèles à la sortie de l’office du dimanche !…
Le banquet est l’une des plus anciennes traditions maçonniques. Les Constitutions d’Anderson de 1773 prescrivent ces moments privilégiés, et la tradition du banquet explique les nombreuses assemblées dans les restaurants, et le fait, qu’au XVIIIème siècle, on assimilait souvent la Maçonnerie aux sociétés bacchiques, nombreuses à l’époque. Souvenons nous de la taverne : l’Oie et le Grill.
Les objets de tables, décorées aux armes des Loges, que j’ai vus aux expositions maçonniques de Bordeaux et de Tours, témoignent de la vigueur de cette tradition.
La charge de M\ des Banquets est à la fois prenante, contraignante, passionnante. Je me suis lancé dans cette aventure voilà plus de cinq ans, parce que j’avais conscience qu’il y avait énormément de choses à faire et que je pouvais apporter ma petite pierre. Je pensais, et je pense toujours, que je peux me rendre utile à mes FF\ et les aider, d’une modeste façon, dans leur parcours personnel.
C’est aussi une façon d’affirmer mon engagement maçonnique, que d’être le garant de cette continuité, de cette tradition.
Dans un Orient éloigné, un vieux frère, Maître des Banquets m’a dit un jour :
« tu verras, les Vénérables passent, les Maîtres des Banquets restent »…
Etre le gardien de la Loge est toujours un peu vrai, même si par moments, on a envie de passer la main.
A nous de faire en sorte que mon successeur, un jour, troque bien son tablier de traiteur contre un solide tablier de Franc-Maçon.
J’ai dit Vénérable Maître
Source : www.ledifice.net
Merci pour ce morceau d’architecture