Le magazine Web « DijonScope » revient sur l’évènement maçonnique de ces derniers jours « la mixité au Grand Orient de France »…
Rétrospective, historique, analyse au rendez-vous de cet article …
Source : http://www.dijonscope.com/005104-francs-macons-les-freres-sont-ils-prets-a-accueillir-leurs-soeurs
Dans le monde franc-maçon, la nouvelle est historique : après deux cents ans de débat, les femmes peuvent bel et bien être initiées dans les loges maçonniques du Grand Orient de France, l’obédience la plus puissante du pays exclusivement réservée aux hommes jusqu’à présent. La Chambre suprême de Justice maçonnique, après avoir été saisie par le Conseil de l’Ordre (bureau exécutif), a en effet ordonné jeudi 08 avril 2010 l’intégration de six femmes initiées illégalement en 2008, confirmant qu’aucune disposition règlementaire ne pouvait s’y opposer. La gent féminine intègrera-t-elle définitivement le Grand Orient ? Pas sûr… Éléments de réponses avec Damien Fayolle, conseiller de l’Ordre de la région Est et Jean-Paul, franc-maçon en Côte-d’Or.
Initiations sauvages dans les loges
Lorsqu’en 1999, une loge du Grand Orient de France (GODF) prend la décision d’initier une femme au temple maçonnique de Grenoble, la sanction tombe : la loge sera dissoute. Onze ans plus tard, le débat sur la mixité au sein de l’obédience refait surface : cinq loges ont en effet pris la liberté d’initier six femmes en 2008, les 169 maîtres-maçons concernés par l’affaire étant suspendus du même coup. Pour trancher sur le sujet, la question de l’initiation des femmes était une nouvelle fois posée à l’occasion du dernier convent annuel (= assemblée générale), en septembre 2009 : à 56%, les délégués des dix-sept régions de France s’étaient alors prononcés contre, s’appuyant sur les avis des loges qu’ils représentent.
Mais puisque le débat continue de faire rage au sein de l’obédience, le Grand maître, Pierre Lambicchi, a tout simplement demandé à la justice franc-maçonne de statuer selon le règlement intérieur… « Cela n’avait jamais été fait », précise Damien Fayolle, conseiller de l’Ordre dans la région Est. Aussi la Chambre suprême de Justice maçonnique a-t-elle estimé que « ces six femmes devaient être administrativement régularisées comme membres du Grand Orient de France ». Concrètement, cette décision autorise les 1.128 loges de France (composée de 50.000 membres) qui le souhaitent à initier des femmes, sans pour autant y être obligées…
56% des frères contre l’initiation des femmes
La nouvelle a en tout cas de quoi faire frémir les frères farouchement opposés à la question… Dans la région Est, divisée en trois secteurs qui s’étendent de Langres (52) à Montbéliard (25) et de Lyon (69) à Genève (en Suisse), Damien Fayolle estime que les 96 loges sont représentatives du dernier convent : 56% des 4.500 francs-maçons de la région seraient donc opposés à la mixité. « Les loges de la région Est n’était pas concernées par l’affaire des six femmes initiées. Cela ne signifie pas qu’elles ne se sentent pas concernées par la question ». Et d’ajouter : « Notez que nous sommes devenus une obédience à loges mixtes et non une obédience mixte ». Néanmoins, la Côte-d’Or serait relativement ouverte à la question selon Jean-Paul (*1), franc-maçon dans le département : « La tendance est plutôt pour l’initiation des femmes dans les environs ».
Les tentatrices débarquent !
Interrogé sur son avis personnel, Damien Fayolle est très clair : « Étant donné ma position de conseiller de l’Ordre, j’ai un droit de réserve sur cette question qui est particulièrement sensible. De plus, je n’ai pas à me prononcer au nom de ma loge ; celle-ci procèdera à un vote afin de déterminer si nous initierons ou non des femmes à l’avenir… ». Jean-Paul est davantage prolixe : « Honnêtement, je pense que c’est une bonne chose car nous ne pouvons pas travailler à l’amélioration de la société en écartant la moitié du genre humain de ces travaux ».
Et d’expliquer le contexte : « L’argument contre l’initiation des femmes au Grand Orient est d’abord de dire que chacun est libre de choisir une autre obédience où les loges sont mixtes. De plus, certains mettent en avant la fidélité aux Constitutions d’Anderson (*2). Mais l’argument historique était que les femmes pourraient distraire ces messieurs… De toute façon, notez que nous recevons des sœurs d’autres obédiences dans lesquelles les loges peuvent êtres exclusivement féminines ou mixtes et avec lesquelles nous échangeons. Autrement dit, nous ne restons pas uniquement entre hommes au sein du GODF et je n’ai d’ailleurs jamais vu de tenues (= réunions) où les femmes n’étaient pas présentes. C’est un peu de la diplomatie internationale : nous nous reconnaissons les uns les autres…
Bien sûr, il existe toujours le risque d’avoir des relations plus intimes qui viendraient enlever une certaine sérénité à nos travaux ; la franc-maçonnerie étant une quête personnelle où nous travaillons à une réflexion collective… Dans chaque loge, un collège des officiers statue sur les personnes qui recevront les enquêteurs pour voir si elles peuvent être initiées ou non. Je pense donc que la question se posera dans ma loge lorsque le cas d’une femme se présentera ».
Venez nombreuses…
Certains avancent que cette décision au sein du GODF est presque politique : les effectifs des autres obédiences (Grande Loge de France ou Grande Loge Nationale Française) évolueraient et il s’agirait donc de ne pas perdre sa puissance. « Nous ne pouvons pas savoir quelle sera la conséquence de l’initiation des femmes. Elles viendront mais combien partiront à cause de leur venue, souligne le conseiller de l’Ordre. De plus, on ne peut pas taxer le Grand Orient de vouloir recruter plus de monde ; nous ne sommes pas prosélytes. Tenter de rentrer en maçonnerie n’est pas facile mais en sortir est très simple : c’est le contraire d’une secte. Il faut donc vraiment être intéressé par ce travail philosophique ».
Jean-Paul reconnaît pour sa part que la décision tombe à pic : « C’était important de le faire dans cette période où la franc-maçonnerie intéresse les concitoyens. Sans cela, ça aurait pu être dramatique en matière d’adhésion pour l’avenir ». Mais la situation peut-elle durer ? Les anti-initiation féminine pourrait tout à fait mettre à l’ordre du jour la révision du règlement intérieur maçonnique lors du prochain convent, en septembre 2010… Un revirement de situation qui prendrait au moins dix-huit mois selon le règlement : autrement dit, il y aura tout juste le temps d’initier quelques femmes. « L’engagement de chacun est tout de même de travailler dans l’intérêt du collectif », indique Jean-Paul.
Et d’ajouter : « La proposition de la Chambre suprême de Justice, qui fait jurisprudence, est un peu une entrée par défaut pour les femmes (*3). Nous n’avons pas choisi la voie royale pour légaliser tout ça. J’imagine qu’il s’agit du début d’un processus qui sera long ».
(*1) Le prénom de l’interlocuteur a été changé afin de préserver son identité.
(*2) Les « Constitutions d’Anderson » sont l’un des textes fondamentaux de la Franc-Maçonnerie moderne (en savoir plus en cliquant sur le lien ci-dessous).
(*3) Le Grand Orient a admis pour la première fois le changement de sexe d’un frère devenu soeur, en janvier 2010. Jusqu’à présent, les transsexuels étaient « fraternellement incités à rejoindre une obédience mixte ou féminine ». Damien Fayolle explique : « Nous lui avions demandé de changer d’obédience mais elle n’a pas voulu, elle se sentait heureuse dans sa loge. Les intégristes ont bien sûr réagi en arguant qu’il s’agissait d’une femme et donc qu’elle devait « dégager ». Mais selon la réflexion maçonnique, basée sur des valeurs humanistes de respect de soi-même et des autres, de tolérance et de liberté absolue de conscience, nous ne pouvions pas agir ainsi. Aussi est-elle restée membre du Grand Orient ».