Miscellanea Macionica : Comment Émile Littré est-il entré en Franc-Maçonnerie ?
Voici la question 111 de la Série« MISCELLANEA MACIONICA » (Miscellanées Maçonniques) tenue par Guy Chassagnard, ancien journaliste professionnel qui, parvenu à l’âge de la retraite, a cessé de traiter l’actualité quotidienne, pour s’adonner à l’étude de la Franc-Maçonnerie et de son histoire.
Miscellanea Macionica : Comment Émile Littré est-il entré en Franc-Maçonnerie ?
Pour entrer en Franc-Maçonnerie, il est nécessaire de respecter les règles d’usage. Il faut d’abord adresser une demande écrite à une loge ou au siège d’une obédience. Il faut ensuite et dans l’ordre :
– Subir les visites de trois enquêteurs,
– Passer sous le bandeau et répondre aux exigences d’une foule inconnue,
– Enfin surmonter les épreuves physiques de l’initiation.
Il en est ainsi, depuis des générations, que l’on frappe à la porte du Grand Orient de France, de la Grande Loge de France ou de toute autre obédience. Sauf si l’on se nomme Émile Littré, que l’on est académicien, parlementaire et, de surcroît, homme de lettres renommé… « Si tu ne vas pas à la Franc-Maçonnerie, la Franc-Maçonnerie viendra à toi. » C’est ce qu’a pu penser l’intéressé, en son temps, car il n’eut pas à frapper à la porte de la loge : on ouvrit grande celle-ci et on l’invita à entrer sans autre forme de procès ; comme on l’avait déjà fait, un siècle plus tôt en vue d’honorer un autre homme célèbre, François-Marie Arouet, dit Voltaire.
Maximilien-Émile Littré naquit en 1801 à Paris, au sein d’une famille bourgeoise libre-penseuse. Il voulait être polytechnicien, mais fit des études de médecine qu’il ne termina pas pour des raisons financières. D’où une carrière civile de journaliste, de traducteur d’anglais, d’allemand ou de grec, et finalement de lexicologue ; politique de conseiller municipal de Paris, de député et de sénateur inamovible ; honorifique de membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et de l’Académie française.
Disciple d’Auguste Comte, adepte de la philosophie positiviste, Littré devait consacrer plus de vingt années de sa vie à la préparation de son Dictionnaire de la Langue française, une œuvre magistrale ne comptant pas moins de 136 000 entrées. Son admission en Franc-Maçonnerie eut lieu en 1875o; sa mort survint à Paris en 1881 : il avait alors 80 ans.
Il est de coutume, donc, que le profane manifeste lui-même son intention d’appartenir à l’Ordre maçonnique. La candidature d’Émile Littré a, elle, revêtu les apparences d’une invitation d’appartenance, car présentée à l’intéressé par le Vénérable de la Loge La Clémente Amitié, de l’orient de Paris (GODF), Charles Cousin ; celui-ci informant ensuite les membres de son atelier – ainsi qu’en témoigne une « planche des derniers travaux » – « qu’il a obtenu de Monsieur Littré la demande de son affiliation ».
Il est décidé, en tenue de loge, que l’initiation de « Monsieur Littré » aura lieu le 8 juillet [1875], en même temps que celle de Gustave [Honoré-Joseph] Chavée, philologue, et de Jules Ferry, ancien président du Conseil des ministres – ce dernier étant initié au titre de la Loge Alsace-Lorraine.
Prenant en compte l’âge et l’état physique de deux, au moins, des trois candidats, l’atelier décide encore que « les trois candidats seront dispensés des épreuves physiques et soumis sans bandeau aux épreuves morales ».
Une invitation est adressée aux hautes instances du Grand Orient de France ainsi qu’à celles des obédiences amies. Si bien que le soir de l’initiation, on pourra noter, dans les locaux du Grand Orient de France, la présence des frères Emmanuel Arago, Léon Gambetta, Louis Blanc, Edmond About, pour ne citer que ceux-là, et dans la rue Cadet des centaines de curieux et de francs-maçons. Le journal Le XIXe Siècle évoquera une foule de deux mille personnes ; Le National estimera celle-ci à huit à dix mille individus.
La cérémonie débute vers sept heures du soir par un banquet de 150 couverts. Elle se poursuit dans le grand temple du Grand Orient. Dans La Presse, qui rendra compte de l’initiation, on lira : « Qu’on se figure un océan ondulant dans le Grand Temple, éclairé sourdement, pour ainsi dire, l’Orient seul étincelant de lumière, et les flambeaux des premier et deuxième surveillants faisant sortir à peine de l’obscurité les frères placés sur les colonnes… »
Charles Cousin, le Vénérable de La Clémente Amitié, indiquera plus tard que « le Maître des cérémonies, avec ses insignes et son épée, ne pouvait que difficilement traverser la foule pour obéir aux exigences de ses fonctions ».
Comme prévu, les impétrants pénètrent dans le temple sans bandeau ; comme annoncé ils ne font pas l’objet d’épreuves physiques. En raison de l’heure tardive, il n’est pas donné lecture de leurs réponses aux questions testamentaires. Seul Émile Littré peut présenter sa planche d’initiation portant sur « La Philosophie positiviste ».
La parole est toutefois accordée à Léon Gambetta pour un long exposé constituant « un appel contre le fanatisme ».
Au moment où le spectre de la réaction menace d’inquiéter la France, souligne d’orateur, au moment où les passions ultramontaines et les idées rétrogrades livrent assaut à la société moderne, à ses principes, à ses lois, c’est dans le sein d’une société laborieuse, progressive, libre et fraternelle, comme l’est la Franc-Maçonnerie, que nous trouvons des consolations et des encouragements pour lutter contre les outrages faits à nos lois physiques, sans cesse violées par les ridicules exagérations et les prétentions sans bornes de l’Église.
En 1875, le progressisme et le cléricalisme s’affrontent sans retenue. Quatre ans plus tôt, Monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, a quitté l’Académie française parce qu’Émile Littré y faisait son entrée. L’année précédente, le pape Léon XIII a, par son encyclique Humanum Genus, condamné le relativisme philosophique de la Franc-Maçonnerie ; tandis la Loi Waldeck-Rousseau établissait la liberté syndicale et que la Loi Naquet rétablissait le droit au divorce, aboli en 1816.
Membre de La Clémente Amitié, Edmond About commentera l’initiation d’Émile Littré, en ces termes, dans les colonnes du journal Le XIXe Siècle :
Lorsqu’un Littré, illustre entre tous les hommes de son siècle, objet de la vénération universelle comme savant, comme écrivain, comme politicien, comme travailleur austère et désintéressé, comme type accompli de l’honnête homme, vient à 74 ans s’inscrire sur la liste des apprentis de la Maçonnerie, tous ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre comprendront qu’il ne cède point à une fantaisie de vieillard.
Pourtant, le nouveau frère ne reparaîtra pas en loge, et son Vénérable répondra ainsi à la question « Pourquoi a-t-on initié Littré ? » : « Pas pour lui donner la Lumière, mais pour répondre à Monseigneur Dupanloup ! » Ledit Vénérable, en l’occurrence le frère Charles Cousin, avouant plus tard, non sans fierté : « Le plus grand souvenir de ma vie, c’est d’avoir reçu l’un des plus grands libres-penseurs du siècle. »
Nota – On retiendra, pour le plaisir, les définitions des mots Franc-Maçonnerie et Franc-Maçon insérées par Émile Littré dans son Dictionnaire de la Langue française (1863-1872) :
Franc-Maçonnerie – Association philanthropique, secrète autrefois, qui fait un emploi symbolique des instruments à l’usage de l’architecte et du maçon, et dont les lieux de réunion sont appelés loges.
Franc-Maçon – Celui qui est initié à la franc-maçonnerie. Une loge de francs-maçons.
Étymologie – Les francs-maçons rattachent leur origine à Hiram, l’architecte du temple de Salomon ; il aurait été tué en trahison, et ses ouvriers se seraient unis pour se protéger ou se secourir les uns les autres. Il va sans dire que cette légende n’a aucun fondement. L’origine de la franc-maçonnerie est incertaine ; elle remonte peut-être aux corporations d’ouvriers maçons du moyen âge ; du moins elle s’est d’abord formée sur ce modèle.
- Voir : L’Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie (Collectif, La Pochotèque, 2000). Un signe avant-coureur – L’initiation d’Émile Littré et de Jules Ferry (Jean-Loup Bouvier, La Chaîne d’Union n°31, 2005).
© Guy Chassagnard – 2016