Article de Etienne GlessPublié le 19/12/2012 dans l’Express Entreprise
ausanne, Harvard, le MIT… Comme tout DRH d’une multinationale, j’envoie mes cadres et mes talents à haut potentiel en stage de formation au management dans les meilleures universités du monde : ces stages ne valent rien comparés à ce qu’on peut apprendre en loge ! » Daniel D., 52 ans travaille pour un grand groupe du BTP. Son périmètre couvre 70 000 salariés ! Maçon depuis cinq ans, ce membre d’une loge du Droit Humain avoue avoir acquis, grâce à la méthode maçonnique, un apaisement personnel et une vraie organisation de travail pour doper son efficacité professionnelle et son management. Et si la méthode maçonne apportait plus à votre management que n’importe quelle business school ?
1. Mieux écouter
L’écoute, c’est le premier outil donné au maçon dès son initiation. « Vu mes hautes responsabilités et aussi mon tempérament, je suis davantage porté à parler qu’à écouter, admet Christian N., dirigeant d’un groupe de services aux collectivités. Or en maçonnerie, nous sommes tous placés sur un pied d’égalité. Quand on y entre, il faut se taire pendant au moins un an ! » Pour lui aussi, l’initiation a commencé par le « parfait silence ».
« Je suis responsable Asie et Europe de l’Est, j’ai sous mes ordres des milliers de salariés. Quand je prends la parole dans mon univers professionnel où la hiérarchie est très verticale et très « animale », tout le monde se tait. Et si je dis des bêtises, très peu de gens, pour ne pas dire personne, n’osent me contredire. » Christian a été astreint au silence pendant dix-huit mois. Quand il a retrouvé la parole, il a appris à ne plus la gaspiller : « Avoir le droit à la parole est une ressource rare. Pour bien la protéger, il faut apprendre à parler au bon moment et pas sur tout ». La parole du manager franc-maçon porte davantage que celle du manager ordinaire, car il calcule le moment où il doit la prendre. « Quand vous savez que vous ne pouvez pas parler plusieurs fois en loge, cela vous oblige à synthétiser votre pensée, à distinguer le superflu de l’essentiel, explique José Gulino, actuel grand maître du Grand Orient (GODF). On ne dialogue pas directement, donc cela limite les conflits et les rapports de force. »
2. Recruter et manager plus humainement
Les francs-maçons cultivent l’humanisme. Ils n’aiment pas les extrêmes. Ils se méfient, par exemple, de l’entrisme des membres du Front national. Même si les affaires restent les affaires, certains patrons francs-maçons confient donner leur chance à des personnes en difficulté d’entrer dans le monde du travail . « Je viens de recruter un informaticien de 57 ans. Il apporte aux jeunes une sérénité et un savoir-faire extraordinaires, confie Thierry Ehrmann, président d’Artprice et du groupe Serveur. J’essaie de donner une vision humaniste dans l’entreprise, ce qui n’est pas facile au regard de la vie des affaires et de la conjoncture. Nous sommes un groupe coté, soumis à réglementation, avec des rigidités. Depuis 1987, j’ai embauché des dizaines de salariés alors que je n’ai enregistré que deux jugements aux prud’hommes ! »
Attentif aux seniors dans l’entreprise, le patron et plasticien lyonnais donne aussi un coup de main aux gens sortis de la piste. Il sait donner sa chance à une personne au chômage depuis plus de cinq ans. « Même s’il faut prendre plus de temps pour l’intégrer ! J’enlève ma casquette d’employeur pour écouter la souffrance d’autrui. C’est important d’aller au-delà du contrat de travail pour comprendre les difficultés d’un collaborateur. » Y compris quand le collaborateur en question est rejeté par l’ensemble de la communauté de travail pour ses propos ou son comportement inexcusables : « La franc-maçonnerie m’apprend à ne pas lui infliger la double peine : il est déjà rejeté dans le travail, je ne vais pas en plus l’éjecter de l’entreprise ! J’essaie de lui faire comprendre qu’il doit se comporter autrement pour ne pas se mettre dans un péril supplémentaire. » On voit par là que la méthode maçonnique peut s’avérer précieuse pour gérer les personnalités difficiles.
3. La triangulation pour mieux animer une réunion
« Les réunions maçonniques, appelées « tenues de loge », apprennent la valeur de la parole », analyse Philippe Benhamou. Pour parler, il faut demander la parole à un surveillant de loge qui va interpeller le vénérable qui fera savoir au surveillant s’il vous l’accorde… ou pas ! A chaque fois que l’on demande la parole, il s’exerce donc une triangulation. « Imaginez des réunions de travail où on ne pourrait prendre la parole qu’une seule fois ! Imaginez les conséquences sur la qualité de la parole ou le choix de son intervention », s’amuse Philippe Benhamou.
« La méthode maçonnique vous rend plus capable d’écouter les personnes qui disposent de richesse. Elle vous permet aussi de faire sortir d’eux cette richesse », révèle Denise Oberlin, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France (GLFF). En réunion, les personnes peu à l’aise à l’oral peuvent se taire, alors qu’elles détiennent les idées ou la solution à un problème. Un bon manager maçon saura leur donner confiance pour qu’elles osent exprimer leur point de vue et empêcher que les orateurs nés ou les bavards impénitents tiennent le crachoir. La méthode maçonnique tient beaucoup de la maïeutique, l’art d’accoucher les consciences, dans lequel Socrate excellait. « Elle valorise un regard différent », confie aussi Patrick B. DRH d’un groupe coté, membre du Droit Humain. « C’est comme avec le « dan » en judo. En maçonnerie, plus vous vieillissez et êtes gradé, plus vous développez la capacité à avoir un regard différent, à voir les choses sous un angle insoupçonné. Avec la méthode maçonne, j’incite des personnes inhibées par la prise de parole à s’exprimer. Je vais les mettre à l’aise, leur donner du temps, leur faire passer le message que ce qu’elle disent est intéressant. »
4. Cultiver l’art de « plancher » en équipes
« Moi qui croyais naïvement que les chercheurs étaient de grandes personnes qui savent s’écouter ! » Dans son job, Philippe Benhamou doit animer des réseaux de prospective dans le domaine de la recherche aéronautique. Ce chercheur à l’Onera, un centre de recherche en aéronautique à Palaiseau (Essonne), se sert des outils maçonniques pour faire travailler ensemble des ingénieurs de cultures diverses. Sa fréquentation de la Grande Loge de France l’a formaté à écouter et reformuler.
« La méthode maçonnique m’aide à faire dialoguer des ingénieurs issus d’univers différents: l’aérodynamicien ne connaît pas ce que fait son alter ego dans les matériaux de propulsion et il faut pourtant faire cohabiter ces gens dans un groupe de travail. Comme en loge maçonnique, on doit plancher ensemble. » « Plancher » ? Encore un verbe issu du vocabulaire maçonnique : les planches sont ces exposés prononcés en loge par un frère sur un sujet donné…
Plus largement, la vie professionnelle, pour gagner en efficacité, doit obéir à certains rituels. Or la maçonnerie en regorge ! Les tenues de loge, par exemple, obéissent aux rituels d’ouverture et de fermeture de loge pour créer un espace-temps différent… Ainsi, on travaillera en loge de « midi à minuit »… même si la réunion ne dure que trois heures en temps « profane » ! Avant d’aller dîner (ces fameuses « agapes » dont le maçon est friand !). Autant de rituels transposables au monde du travail pour structurer une réunion ou injecter de la convivialité au bureau.
5. Doper les séances de créativité
« Si tout le monde est d’accord en réunion, on ne va pas produire grand-chose. Les idées doivent s’opposer pour engendrer des idées supérieures », estime Philippe Benhamou. Un bon maçon sait qu’il se construit lui-même en se frottant aux aspérités des autres. « En réunion de créativité, c’est cette tension que je cherche à mettre en oeuvre. » Ce membre de la GLDF est passé maître dans l’art d’écouter et faire coexister les contradictions quand il anime réunions de créativité et groupes de prospective. Tout comme en loge le vénérable dirige les débats, il maîtrise cet art de faire travailler ensemble les « oppositions nécessaires et fécondes ». Historiquement, il fallait trouver un lieu où protestants et catholiques puissent se parler sans tirer l’épée ! La franc-maçonnerie aspire à créer ce « centre de l’union » où l’on peut se parler sans se battre.Philippe Benhamou, à l’énoncé d’une idée, n’hésite pas à jouer les naïfs et à demander si l’idée contraire ne serait pas meilleure. « Tout le monde rigole et se moque de moi : « Il est bête ce Benhamou, il n’a rien compris ! » Et, en même temps, cela génère, par réaction, des idées neuves ! » Patrick B., patron d’une filiale de grand groupe, confirme : « En appliquant les techniques maçonniques, je construis un nid qui va permettre de faire naître davantage d’idées nouvelles et d’innovations techniques. »
6. Savoir résoudre les conflits
« Quand on demande la parole en loge, on vous la donne selon un certain rituel, rappelle Denise Oberlin, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France. Cela calme les passions. » Christine N., assistante de direction et maçonne depuis vingt ans, utilise les outils de la franc-maçonnerie pour calmer les tensions dans son univers de bureau : « J’écoute avec empathie les secrétaires, mais j’essaie de mettre de la raison dans les passions. De garder le sens de la mesure, de remettre les choses à l’équilibre. J’écoute celle qui se plaint d’une collègue, mais je lui montre aussi quelque chose qu’elle n’a pas vu chez l’autre. Quand un conflit éclate entre deux personnes, que l’une s’épanche négativement sur l’autre, je reconnais que la personne en cause a certes commis une erreur, mais je rappelle qu’elle traverse des difficultés dans sa vie personnelle. »
Ecole de pondération, la franc-maçonnerie invite à voir au moins deux aspects de chaque chose. « C’est vrai, on aime bien chercher un troisième terme pour éviter la confrontation, sourit Marc Henry, grand maître de la Grande Loge de France. Un franc-maçon ne vous coupe pas la parole, a un comportement éthique, ne met pas sans cesse son nombril en avant. Il écoute les points de vue et essaie d’en faire quelque chose d’autre : il construit. » Un « frangin » n’aime pas les oppositions binaires, il cherchera une troisième voie pour avancer. Pas étonnant que le triangle soit un des symboles maçonniques !